Introduction
L'État moderne d’Ukraine s'est formé le 10 décembre 1991 à la suite de la signature des accords de Belovej, marquant la dissolution de l'URSS et la création de la Communauté des Etats indépendants (CEI).
Les prémices de l'indépendance du pays apparaissent le 16 juillet 1990, lorsque le Conseil suprême de la RSS adopte la « Déclaration sur la souveraineté étatique de l'Ukraine ». Dans cette déclaration, le Conseil proclame l’intention de l’ancien pays soviétique de devenir un État neutre et non aligné :
« La RSS d'Ukraine proclame solennellement son intention de devenir à l'avenir un État neutre, ne participant à aucune alliance militaire et respectant les trois principes non nucléaires : ne pas accepter, ne pas produire et ne pas acquérir d'armes nucléaires. »
— Déclaration sur la souveraineté étatique de l'Ukraine, section IX
(Vedomosti du Conseil suprême de l’Ukraine, 1990, n° 31, p. 429) [1]
Par la suite, le 24 août 1991, après l'échec du putsch d’août, le Conseil suprême de la RSS proclame l’indépendance de l’État ukrainien. Peu après les premières élections présidentielles, le président nouvellement élu, Leonid Kravtchouk, déclare que son pays n’a pas l’intention de rejoindre une quelconque alliance politique. Selon la pensée du chef de l’Etat, Kiev doit établir ses relations avec les anciennes républiques soviétiques uniquement sur une base bilatérale.
Une fois son indépendance acquise, l’Ukraine a défini son orientation en matière de politique étrangère. Ses ambitions internationales sont façonnées par plusieurs facteurs clés : son héritage historique, sa position géopolitique, ses besoins économiques et la situation politique intérieure et mondiale. Elles sont indiquées dans la résolution du Conseil suprême de l’Ukraine du 2 juillet 1993 « Sur les orientations fondamentales de la politique intérieure et extérieure de l’Ukraine » [2]. Ce document affirme la priorité de l’intégration européenne et l’aspiration à rejoindre l’Union européenne, tout en soulignant l’importance du maintien de relations de bon voisinage avec la Russie, considérée comme un facteur clé de la sécurité paneuropéenne. À ce titre, l’Ukraine signe en 1994 le Mémorandum de Budapest. Elle renonce à son arsenal nucléaire en échange de garanties de sécurité et du respect de sa souveraineté de la part des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie.
À l’époque du mémorandum, l’intégration européenne de l’Ukraine est encore à ses débuts. Une première étape s’effectue tout de même en 1994 lorsque le pays signe un accord de partenariat et de coopération avec l’Union européenne (UE), marquant le premier pas vers un rapprochement avec l’Europe. [3] Cependant, ce processus est freiné par la faiblesse des institutions, les difficultés économiques et la dépendance aux ressources énergétiques russes.
Une nouvelle étape est franchie après la Révolution orange de 2004. À cette date, l ’intégration européenne devient une priorité clé de la politique étrangère ukrainienne. Le président Viktor Iouchtchenko promeut activement l’idée d’un rapprochement avec l’UE, mettant l’accent sur les réformes démocratiques, la lutte contre la corruption et l’intégration aux structures euro-atlantiques. En 2008, lors du sommet de Bucarest, Kiev reçoit d’ailleurs la promesse d'une future adhésion à l’OTAN. Toutefois, aucune mesure concrète n’est prise en raison de l'opposition de certains membres de l’Alliance et de la pression exercée par la Russie. [4]
La guerre russo-ukrainienne lancée le 24 février 2022 vient accélérer le processus. Quatre jours après son début, l’ancienne république soviétique dépose sa candidature d’adhésion à l’Union européenne. Le 23 juin 2022, le statut de candidat lui est accordé, la Hongrie mettant fin à son opposition grâce aux négociations conduites par les dirigeants européens.
Désormais, l'intégration de l'Ukraine à l'Union européenne représente donc une aspiration majeure pour Kiev, symbolisant une rupture définitive avec l'influence post-soviétique et une volonté de s'inscrire pleinement dans le projet européen. Cependant, cette ambition se heurte à une multitude de défis géopolitiques, économiques et surtout institutionnels, qui rendent la question de son adhésion particulièrement complexe.
Dans un contexte marqué par des tensions géopolitiques croissantes avec la Russie et par des défis internes pour l’Union européenne, comment l’Ukraine peut-elle répondre aux exigences de l’adhésion tout en surmontant ses propres faiblesses structurelles ? Quelles seraient les conséquences de cette intégration sur l’avenir du projet européen ?
L'Europe et l’Ukraine : l’histoire d’un rapprochement progressif
Comme nous l’avons évoqué, l'élection présidentielle de 2004 marque une étape importante dans le rapprochement de l’Ukraine vers l’Europe. À cette époque, l’UE fournissait déjà une aide importante à l’Ukraine dans le cadre du projet TACIS depuis 1991, ce programme servait à convertir les économies soviétiques à l’économie de marché. Le second tour de cette élection a vu la victoire du candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch. Cette élection suscite un rejet populaire des résultats et des accusations de fraude électorale, conduisant à la Révolution orange sur la place Maïdan Nezalejnosti. En conséquence, un nouveau scrutin a été organisé, aboutissant à la victoire du candidat pro-européen Viktor Iouchtchenko.
Sous sa présidence, l'Ukraine a opéré un tournant dans sa politique étrangère en renforçant sa coopération avec l'Union européenne et l'OTAN, posant ainsi les bases des futures négociations sur l’Accord d’association entre l'Ukraine et l'UE. L'ancien pays soviétique signe aussi à ce moment le Plan d’action Ukraine-UE dans le cadre de la Politique européenne de voisinage, une étape importante vers un rapprochement culturel avec l’Europe.
En 2008, le lancement des négociations pour un accord d’association, comprenant une zone de libre-échange approfondie et complète (DCFTA) intensifie les relations. Cependant, ce rapprochement est perçu comme une menace par la Russie, qui propose une alternative : intégrer l’Ukraine à son Union économique eurasiatique (UEE). Moscou intensifie ses pressions économiques et politiques, notamment en imposant des sanctions commerciales pour dissuader Kiev de poursuivre son rapprochement avec l’UE.
En 2013, alors que l’accord est prêt à être signé lors du sommet du Partenariat oriental à Vilnius (un partenariat visant à fournir une aide aux pays de l’Est de l’Europe afin de les rapprocher des valeurs européennes), le président ukrainien Viktor Ianoukovitch, élu en 2010, suspend les négociations. Ianoukovitch a expliqué le refus de signer l'accord avec l'UE par les risques économiques pour les producteurs ukrainiens, la menace de pertes d'emplois en raison des restrictions commerciales potentielles de la part de la Russie et les conditions inacceptables du FMI, préférant des accords avec la Russie sur l'aide financière et la réduction du prix du gaz. Ce revirement déclenche une vague massive de manifestations, connues sous le nom de Révolution de l’Euromaïdan. Ces protestations, centrées sur les aspirations européennes de l’Ukraine, mènent à un soulèvement populaire qui entraîne renversement de Ianoukovitch en février 2014. [5]
Quelques mois après la Révolution de l’Euromaïdan, le nouveau président Petro Porochenko signe en juin 2014 l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne.
Pour l’Ukraine, l’accord représente une déclaration politique forte. En s’engageant à respecter des normes politiques, économiques et juridiques de l’Union européenne, Kiev aspire à tourner la page de son héritage soviétique et à réduire sa dépendance envers la Russie. Elle exprime un choix assumé en faveur de l’Europe, au prix de relations détériorées avec Moscou. Par ailleurs, l’alignement sur les standards européens ouvre la voie à une transformation ambitieuse, notamment dans la lutte contre la corruption, le renforcement de l’État de droit, et la modernisation économique et institutionnelle.
L’accord repose sur deux dimensions fondamentales. Sur le plan politique, l’Ukraine s’engage à intégrer les principes fondamentaux de l’Union européenne, tels que la démocratie, le respect des droits de l’homme et la transparence institutionnelle. Ces engagements ouvrent la voie à un dialogue approfondi avec Bruxelles, qui, en retour, offre un large soutien technique et financier pour faciliter les réformes institutionnelles. Ce volet politique a également une forte portée géopolitique : il affirme l’appartenance de l’Ukraine à l’espace européen tout en contestant implicitement la sphère d’influence russe.
Sur le plan économique, le volet commercial, connu sous le nom de DCFTA (Deep and Comprehensive Free Trade Area), établit une zone de libre-échange approfondie entre l’Ukraine et l’UE. L’ouverture des marchés européens permet aux entreprises ukrainiennes d’accéder à une des zones économiques les plus dynamiques du monde, tout en attirant des investissements étrangers. Cette transition, toutefois, n’est pas sans coût, car les entreprises ukrainiennes doivent s’adapter à des normes plus strictes, ce qui génère des résistances internes.
L’accord d’association de 2014 continue de régir les relations entre l’Union et l’Ukraine. Toutefois, depuis le conflit russo-ukrainien, les rapports entre les deux entités sont de plus en plus étroits. L’UE aide massivement l’Ukraine dans le conflit. Elle a presque immédiatement imposé des sanctions à la Russie (comme l'exclusion du système bancaire SWIFT) et a gelé les avoirs des oligarques russes. L’Union forme également des soldats ukrainiens avec sa mission EUNAM. Elle fournit des armes et des ressources financières importantes par le biais du programme « Facilité pour l’Ukraine » qui comprend des subventions, des prêts, des investissements et une assistance technique de l’ordre de 50 milliards pour la période 2024-2027 (33 milliards de prêt et 17 milliards de subvention). En plus de cette aide conséquente, Kiev bénéficie au surplus de l'instrument de préadhésion depuis l’acceptation de sa candidature à l’UE. Celui-ci, lui permet de réformer son administration, sa gouvernance et son économie. Le but est d’accompagner l’Etat vers les critères d’adhésion de l’UE. Cependant, il ne s’agit pas seulement de critères institutionnels et économiques. L’Ukraine doit aussi se voir accepter par tous les Etats membres pour intégrer l’Union des 27, une exigence très difficile à obtenir.
Les membres des 27 ne sont pas unanimes sur l’entrée de l’ancien pays soviétique dans l’Union. Si les institutions communautaires affichent leur pleine volonté d’accompagner Kiev vers l'intégration (La création d’un groupe de soutien à l’Ukraine au sein de la Commission et quelques résolutions du Parlement européen en faveur de l’adhésion témoignent de ce souhait), certaines oppositions se font aussi jour.
Les divisions au sein de l'UE sur la question d’une adhésion ukrainienne
L’Ukraine a obtenu le statut de candidat officiel en juin 2022, marquant une étape symbolique significative. Néanmoins, cette perspective a révélé d'importantes divisions entre les États membres, mettant en évidence des divergences profondes sur les priorités stratégiques, les critères d’élargissement et les implications financières et politiques d'une telle adhésion.
Les dissonances au sein de l’UE sur la question de l’adhésion ukrainienne reflètent des différences fondamentales dans les priorités stratégiques des États membres. Les pays d’Europe centrale et orientale, tels que les pays baltes, soutiennent fortement l’adhésion de l’Ukraine. Ils considèrent celle-ci comme un rempart contre l'irrédentisme russe et une étape cruciale pour renforcer la sécurité et la stabilité régionales. En revanche, des États membres d’Europe occidentale, comme l’Allemagne ou la Belgique, adoptent une approche plus prudente, invoquant des craintes concernant la capacité de l’UE à absorber un nouvel État à la démographie importante. Berlin avait notamment indiqué qu’une réforme des modalités de votes au Conseil, passant de l'unanimité à la majorité dans certains domaines, serait une condition préalable indispensable à l’adhésion de l’Ukraine. Cette division révèle également des visions différentes de l’avenir de l’UE : souhaite-t-on une Europe plus élargie et géopolitiquement orientée, ou une Union plus intégrée et focalisée sur le renforcement interne ?
Par delà ces considérations, l’adhésion ukrainienne soulève aussi des questions sur le respect des critères de Copenhague – pour rappel ceux-ci comprennent l'acquis communautaire, des institutions démocratiques et stables et une économie de marché – notamment en matière de gouvernance, d'État de droit et de lutte contre la corruption. Bien que l’Ukraine se soit mise sur le chemin des réformes, des États membres comme la France et des responsables européens jugent que les progrès réalisés restent insuffisants pour garantir une adhésion rapide. À ce jour, nous constatons que l’Ukraine reste l’un des pays les plus corrompus au monde, selon les analyses de nombreux cabinets d’audit, comme Ernst & Young. [6] Par exemple, en 2025, le ministère de la Défense de l’Ukraine s’est retrouvé au cœur d’un vaste scandale de corruption : le ministère avait versé à l’avance 51 milliards de hryvnias, ce qui correspond à plus de 3,6 milliards de dollars, pour des contrats d’armement, dont les livraisons n’ont jamais eu lieu. Ce montant est presque deux fois supérieur à un cas similaire sous le précédent gouvernement. De plus, des fraudes dans les achats de nourriture à des prix gonflés ainsi que la fourniture de casques, de gilets pare-balles et de vêtements militaires de mauvaise qualité avaient déjà été révélées. [7] Ces faits illustrent l’ampleur de la corruption dans le pays, affaiblissant l’armée et provoquant parfois le mécontentement des alliés occidentaux, qui exigent une transparence dans l’utilisation des fonds alloués.
Des inquiétudes pourraient également émerger sur les implications financières de l’adhésion. Les Etats dit “frugaux” comme l’Allemagne ou les pays scandinaves auraient possiblement quelques réticences à revoir leur ligne budgétaire pour faire face à l’intégration de Kiev. De plus, avec une économie en reconstruction et une agriculture très compétitive, l’Ukraine pourrait devenir un des principaux bénéficiaires des fonds structurels et de la politique agricole commune. Selon une étude du think thank Bruegel publiée en avril 2024, en appliquant les règles actuelles du cadre financier pluriannuel 2021-2027, l'Ukraine recevrait environ 85 milliards d'euros d’aides de la PAC sur cette période. Ces subventions entraîneraient une réduction d'environ 20 % des aides pour les autres États membres. La France, première bénéficiaire de la PAC, craint significativement la réduction des ressources disponibles pour ses régions cultivables déjà en difficulté. Il en est de même pour les pays frontaliers au territoire ukrainien, comme la Pologne ou la Roumanie, dont les secteurs agricoles sont fortement soutenus par la PAC. [8]
En outre, la participation économique de Kiev au marché intérieur pourrait poser des défis en termes d’harmonisation réglementaire et d’accès aux marchés, suscitant des inquiétudes chez certains secteurs industriels européens. Le secteur des transports polonais, notamment, est particuliérement soucieux de vouloir préserver son avantage dans l’UE. Il craint l’arrivée en masse de camions ukrainiens qui pourrait le concurrencer, une problématique qui avait déjà conduit de nombreux transporteurs polonais à bloquer la frontière avec l’Ukraine.
Enfin, des considérations politiques et culturelles pourraient aussi freiner l’intégration. Celle-ci serait possiblement conditionnée à la reconnaissance du massacre de Volohny côté polonais. À Budapest, le veto de Viktor Orban pourrait être une nouvelle fois déployé. L’occasion serait pour lui d’obtenir une énième concession de la part de l’UE.
Il est possible que le processus d'adhésion puisse permettre de relever ces défis politiques car les Ukrainiens ont témoigné de leur détermination à adhérer à l’Union. Cependant, ce processus sera sûrement long et rigoureux comme l’indique Hugo Flavier, maître de conférence en droit public à l’université de Bordeaux, en particulier à cause de certaines insuffisances du côté de Kiev.
Réformes et problèmes internes de l'Ukraine : des efforts importants menés mais des difficultés institutionnelles et économiques encore profondes
Parmi les principaux défis auxquels l’ancien pays de l’Union soviétique est confronté, figurent les difficultés économiques, la corruption systémique et le besoin de modernisation des infrastructures et institutions. Ces problématiques doivent être réglées pour satisfaire aux 35 chapitres européens relatifs à l’adhésion.
Depuis l’accord d’association de 2014, Kiev s’est résolument engagé dans une série de réformes touchant son administration et le secteur public. Guidé par la commission de Venise, le gouvernement a déjà créé trois directions ministérielles qui contribuent à la rationalisation de l’administration, une des conditions nécessaires pour son accession à l’UE. Parmi ces directions, on retrouve le Ministère de la Transformation Numérique, le Service fiscal de l'État et l’Agence nationale des fonctionnaires d'État d'Ukraine (NADS). L'impact de ces réformes est mesuré à travers plusieurs indicateurs clés. Tout d'abord, la mise en œuvre des engagements pris dans le cadre de l'accord d'association avec l'UE constitue un critère central. En 2022, selon le Centre ukrainien pour la politique européenne, l'Ukraine avait pleinement respecté 30,4 % de ces engagements, tandis que leur mise en œuvre globale atteignait 55 % en incluant ceux en cours d'application. En matière de corruption, un vaste florilège d’instances s’est également développé : l'Agence nationale pour la prévention de la corruption, le Bureau national de lutte contre la corruption, le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption, la Haute Cour spécialisée dans la lutte contre la corruption, les commissaires chargés de la lutte contre la corruption au sein des organes de l'État et des collectivités locales, et l'Agence nationale ukrainienne pour la recherche, le traçage et la gestion des biens provenant de la corruption et d'autres délits. La création de ces institutions s’est doublée de la mise en place d’une législation novatrice relative aux conflits d’intérêts, aux déclarations de patrimoines et aux partis politiques. La commission de Venise salue vivement ces progrès bien qu’elle note des imperfections dans ce nouveau corpus normatif. En effet, la corruption demeure bien présente en Ukraine. Selon l’indice de perception de la corruption de Transparency International, Kiev occupe une triste 107ème place sur 180 pays, derrière des pays comme la Colombie ou le Burkina Faso, connus pour leur corruption. Dans un avis de 2023 relatif à la loi sur les oligarques en Ukraine, cette même commission de Vienne a appelé à réformer structurellement l’administration pour lutter contre l’oligarchie qui contrôle le pays. Elle indique par ailleurs que les mesures personnelles présentes dans la loi sont imprécises et pourraient conduire à des atteintes aux droits fondamentaux de ces oligarques.
À côté de cela, l’Ukraine a aussi essayé de moderniser son droit et ses institutions. Elle a fourni d’importants efforts en droit des affaires ou dans le domaine des marchés publics grâce au développement d’une nouvelle procédure transparente et respectueuse du droit de la concurrence. Dans la même veine, elle a aussi décentralisé et digitalisé sa gouvernance, lui permettant à la fois de faciliter la gestion de la guerre et d’avancer vers les critères européens. Les efforts doivent néanmoins être poursuivis en matière d’indépendance de la justice. Pour rappel le “chapitre des fondamentaux”, relatif à l'État de droit et aux libertés fondamentales, est celui par lequel débutent les négociations et par lequel elles se finissent. Il est un des plus importants aux yeux des Etats membres. Ainsi, l’absence d’un organe disciplinaire totalement autonome pour sanctionner les juges est un des aspects majeurs sur lesquels l'Etat de droit en Ukraine doit encore s’améliorer.
Le volet économique est lui aussi cardinal pour l’intégration. À ce niveau, l’ancienne république soviétique traverse une crise profonde, aggravée par le conflit en cours. Son PIB a chuté de 29,2% et le pays dépend fortement de l'aide internationale pour stabiliser son économie. La dette publique a atteint en 2024 un niveau très élevé – 166,06 milliards de dollars, se rapprochant du PIB du pays et limitant les capacités de financement des réformes nécessaires au processus d’adhésion. Sa dette conséquente semble freiner sa mise en conformité avec les critères du Pacte de croissance et de stabilité (les Etats ne devant pas dépasser 60% de pourcentage de la dette par rapport au PIB et 3% de déficit annuel). [9]
D’autres écueils sont à relater. L'économie ukrainienne reste dominée par des secteurs traditionnels, tels que l'agriculture et l'extraction des ressources naturelles, avec une faible diversification industrielle et technologique. Le secteur industriel est vieillissant et peu concurrentiel. Au niveau de l’emploi, le marché du travail est instable et connaît un fort taux de chômage en partie à cause de la guerre. À ce niveau, l’UE a déjà pu accepter l’adhésion de pays avec une faible diversité sectorielle comme la Bulgarie ou la Roumanie, mais la fuite des travailleurs et des capitaux qui en a découlé pourra dissuader quelques-uns des États membres à ce sujet.
Pour intégrer l'Union européenne, l'Ukraine devra alors renforcer son cadre réglementaire, attirer davantage d'investissements et développer des secteurs à forte valeur ajoutée. Il est évident que ces avancées dépendent de la résolution du conflit russo-ukrainien. La détérioration sans précédent de sa relation avec la Russie et la guerre frappant la population influent sur sa capacité à mobiliser des ressources sur le chemin de l’intégration.
Pressions extérieures : la Russie et la guerre comme acteurs de déstabilisation du processus d’adhésion
La pression économique de la Russie envers l’Ukraine est importante. Moscou a régulièrement utilisé sa position dominante dans le secteur énergétique pour exercer une influence sur Kiev, notamment en modifiant les conditions d’approvisionnement en gaz ou en contournant son territoire pour le transit vers l’Europe. Ces mesures ont certes obligé l’ancien pays soviétique à diversifier ses sources d’énergie et à renforcer ses partenariats avec l’UE, mais elles pèsent toujours sur son économie. [10]
Depuis 2014, la Russie resserre constamment son étau sur le territoire ukrainien, à travers différents leviers, allant des opérations militaires aux mesures économiques et diplomatiques. Cette stratégie vise à limiter l’intégration de l’Ukraine aux structures occidentales et à maintenir son influence dans l’espace post-soviétique.
L’un des aspects majeurs de cette pression est la dimension militaire. La présence accrue des forces russes près des frontières ukrainiennes et les tensions dans la mer Noire créent un climat d’insécurité permanent. La Russie utilise ces démonstrations de force pour influencer les décisions stratégiques de Kiev et dissuader toute avancée vers l’OTAN ou l’Union européenne. Par ailleurs, le soutien apporté aux entités séparatistes du Donbass constitue un facteur d’instabilité qui entrave le processus de consolidation de l’État ukrainien.
Sur le plan diplomatique, la Russie a maintenu ses relations avec certains États européens critiques vis-à-vis des sanctions occidentales, comme la Hongrie et la Slovaquie. En cultivant des liens économiques et politiques avec ces pays et en profitant des divisions au sein de l’UE, Moscou tente d'affaiblir la politique de sanctions adoptée par Bruxelles et freiner l’intégration de Kiev à l’UE.
L’ensemble de ces pressions s’inscrit dans une logique où Moscou tente d’imposer un rapport de force pour maintenir son influence, tout en évitant une confrontation directe avec l’Occident. Paradoxalement, ces stratégies ont conduit à un rapprochement entre l’Ukraine et les Etats européens. Désormais, l’ancien pays soviétique n’a jamais été aussi proche de Bruxelles. Après qu’elle a obtenu le statut de candidat le 23 juin 2022, plusieurs perspectives sont désormais envisageables.
Les scénarios possibles pour le futur de l’Ukraine et de l’UE
À la lumière des points que nous avons évoqué, une procédure accélérée d'adhésion paraît en l’état inenvisageable. Si cette dernière avait été réclamée par le dirigeant Zelensky, le Conseil et le Parlement européen ont rappelé que le processus d’adhésion était le même pour tous et qu’il devait être évalué en fonction des mérites propres de chaque Etat. Les nécessités de la guerre auraient pu exiger la réduction des exigences de l’UE ou une procédure plus rapide. Mais, sur ce point, il est impossible de négocier avec l’UE comme le rappelle Leo Litra, chercheur au New Europe Center : “Ce sont les Etats qui ont à s’adapter à l’Union et pas l’inverse”. Kiev devra ainsi répondre à l’ensemble des critères d’adhésion sans exception : se situer géographiquement en Europe, avoir une économie de marché viable, garantir la démocratie et l’Etat de droit ainsi que la réception de l’ensemble des normes de l’Union (l’acquis communautaire).
L’article 49 du TUE ne mentionne pas de condition relative à « une situation de paix » ou à l’intégrité territoriale des Etats candidats. La candidature chypriote a pu être acceptée en 2004 alors même que son territoire est occupé pour moitié par la Turquie. En revanche, une adhésion ukrainienne en pleine guerre paraît irréalisable. L’Ukraine a besoin du retour des 8 millions de ses réfugiés pour garantir la viabilité de son économie et du rapatriement de certains de ses fonctionnaires pour implanter l’acquis communautaire et poursuivre les réformes entamées avant la guerre. La loi martiale empêche également la bonne garantie des droits et des libertés ainsi que la tenue d'élections libres, des points indispensables pour entrer dans l’organisation européenne. Un retour à la paix semble donc nécessaire dans cette route vers l’adhésion. Pour autant, elle ne constitue pas le seul obstacle que les reponsables ukiraniens pourraient rencontrer.
L’adhésion ukrainienne semble aussi être conditionnée implicitement à la révision de la PAC. Comme l’indique Taras Kachka, vice-ministre de l’économie ukrainien, l’intégration de Kiev « entraînera la fin de la PAC telle que nous la connaissons ». Sans modifier les critères actuels de subvention, l’Ukraine serait la première bénéficiaire du fond agricole impliquant une baisse massive des aides pour les autres Etats membres. D’après l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), la décorrélation entre les subventions offertes et la surface agricole utilisées pourrait être une solution pour faire entrer Kiev dans la PAC car la superficie moyenne des terres arables des exploitations agricoles ukrainiennes s’élève à 485 hectares contre 30 hectares en France ou 8 hectares en Pologne. Faisant fi de cela, l’entrée dans la politique agricole commune serait susceptible d’engendrer un renforcement des inégalités entre les petites exploitations familiales et les grandes fermes capitalistes d’Ukraine, selon les chercheurs de l’IDDRI. Un opting-out sur la PAC aiderait possiblement à contourner ces problèmes. Une adhésion échelonnée à l’image de celle de la Roumanie et de la Bulgarie pourrait aussi être mise en avant par les dirigeants européens avant qu’il ne s’accorde sur une révision de la PAC.
Sur ces entrefaites, le processus d’adhésion s’annonce long affirme, Patrick Martin-Genier, ancien magistrat administratif et professeur à Sciences Po Paris. D’autant plus que l’Ukraine doit encore répondre à une myriade de conditions européennes, en particulier dans le domaine de l’Etat de droit et des libertés fondamentales, bien que ses efforts soient nombreux dans ce domaine. Kiev comptait notamment 501 procédures en 2022 devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Là encore, le conflit armé n’aide pas à la satisfaction de ces critères, la majorité des cas présentés devant la Cour étant des affaires répétitives ayant trait aux conditions de détention ou au droit au recours, des garanties difficilement effectives en ces périodes de conflits. Cependant d’autres affaires dépassent largement les difficultés liées à la guerre. L’affaire Sukachov contre Ukraine (2021) concernait les conditions de détention inhumaines et dégradantes dans les prisons ukrainiennes. La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a jugé que les conditions de détention dans lesquelles M. Sukachov avait été maintenu violaient l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. La détention de ce prisonnier dans une cellule surpeuplée et infestée avec un manque d’accès à l’air libre, constituait un traitement cruel, selon elle. En conséquence, la Cour a condamné l’Ukraine à verser une indemnisation à M. Sukachov pour le préjudice subi. Toutefois elle a également souligné la nécessité pour Kiev de prendre des mesures pour améliorer les conditions de détention dans ses établissements pénitentiaires. L’ancien pays soviétique a ainsi été incité à entreprendre des réformes pénitentiaires pour répondre aux normes internationales en matière de conditions de détention. La mise en œuvre de ces réformes demeure un défi persistant, ce qui explique la poursuite de nombreuses affaires similaires devant la CEDH.
Cependant, ce n’est pas la seule faille structurelle présente en Ukraine. La procédure de nomination des juges à la Cour constitutionnelle pose notamment question selon l’avis relatif à la candidature ukrainienne de la Commission européenne. Cet avis mentionne, par ailleurs, que l’agriculture ukrainienne est à un stade “précoce” de conformité aux normes européennes, soit le seuil le plus bas selon la méthodologie de la Commission. Du chemin reste donc à parcourir pour que l’ex-pays de l’Union soviétique satisfasse l’ensemble des exigences européennes. Un regard rétrospectif nous apprend qu’il n’est pas rare que les candidatures des anciens pays de l’URSS prennent du temps à être pleinement acceptées. La Roumanie et la Bulgarie ont mis plus de 10 ans pour entrer dans l’Union après le dépôt de leur candidature.
Parallèlement à cela, ce nouvel élargissement ne manquera pas de ressusciter, comme celui de 2004, les intentions de réformes qui surgissent à chaque adhésion ou révision des traités. La perspective d’un retour d’un 28ème commissaire et d’un nombre de députés similaire à celui connu avant le Brexit ont entraîné la commande d’un rapport sur les modifications institutionnelles qui seraient nécessaires à un futur élargissement (l’hypothèse de l’Ukraine n’est pas la seule mentionnée : les candidatures des Balkans, moldave, kosovare et georgienne prennent aussi part à la réflexion). Celui-ci fut rédigé par douze experts franco-allemands à la demande de la secrétaire d'État chargée de l'Europe, Laurence Boone, et de son homologue allemande, Anna Lührmann, ministre adjointe chargée des affaires européennes et du climat. Dans ce rapport figurent plusieurs propositions dont l’application de l’article 17 paragraphe 5 du traité sur l’Union européenne qui réclamait une réduction des commissaires à un nombre égal au ⅔ des Etats membres ou l’instauration d’un seuil maximal de 751 députés au Parlement européen.
La participation de Kiev à l’union des 27 nécessite donc des réformes structurelles de sa part, mais aussi de la part de l’UE. Les conclusions du Conseil européen de 2006 avait indiqué à ce propos que la stratégie d’élargissement de l’Union est fondée sur sa capacité à intégrer de nouveaux membres. Une question émerge alors. L’Union européenne arrivera-t-elle à se réformer pour garantir l’efficacité de ces prises de décisions dans une Europe de plus en plus élargie ? La souveraineté des Etats pourra-elle être garantie avec ces réformes ?