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La révolution François et le futur de l’Eglise dans les relations internationales

Citer cet article (ISO-690) :
Loukiane DOUCET
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2025
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La révolution François et le futur de l’Eglise dans les relations internationales
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CEDIRE.

« L’histoire nous appelle à un sursaut de conscience pour prévenir un naufrage de civilisation  », déclarait le pape François à Marseille en 2023. 


Le synode sur la synodalité, lancé en 2021 à l’initiative du souverain pontife et clôturé le 27 octobre 2024, a jeté les bases d’une réforme à la fois structurelle et spirituelle de l’Église catholique. Présenté comme l’aboutissement d’un processus de transformation de grande ampleur, ce synode s’inscrit dans la volonté d’ancrer le Saint-Siège dans la modernité, tout en actualisant l’héritage du concile Vatican II.(1) Il marque un renoncement progressif aux logiques cléricales centralisées au profit d’une Église davantage humble, participative, universelle et missionnaire.(2) Forte d’environ 1,4 milliard de fidèles, l’Église catholique continue de jouir d’un statut singulier dans le concert des nations, en tant que puissance morale et spirituelle fondée sur une tradition bimillénaire, mais aussi en tant qu’acteur diplomatique engagé dans la promotion de la dignité humaine, de la liberté religieuse et de conscience, ainsi que dans la régulation des institutions internationales.(3)

Pour autant, au crépuscule du pontificat de François, il convient de s’interroger sur la portée réelle de son œuvre. Son élection, en mars 2013, avait suscité un immense espoir, rapidement confronté à l’épreuve de la réalité. Dès les premières heures de son pontificat, François s’est attaché à rompre avec les codes établis d’une Église fragilisée par les scandales financiers et sexuels, mais également par le déclin de son influence dans un monde en mutation. En assumant une posture de rupture, il a tenté de dépasser l’image d’un Vatican englué dans ses fautes passées, et de poser les jalons d’une théologie politique renouvelée(4) — plus fidèle aux fondamentaux évangéliques et résolument ancrée dans une vision progressiste. Cette démarche, toutefois, n’a pas été sans conséquence : elle a pu ébranler son autorité et susciter de fortes résistances, aussi bien au sein des courants conservateurs de l’Église que dans une société sécularisée, souvent méfiante à l’égard de l’institution ecclésiale.

Sur la scène internationale, le pape jésuite a défendu une diplomatie du respect et de la dignité humaine, en rupture avec les logiques de puissance, mais son positionnement semble désormais fragilisé par la montée des mouvements conservateurs à travers le monde. Loin de garantir un renouveau durable, l’ampleur même de son entreprise pourrait paradoxalement accentuer les fractures internes à l’Église et ouvrir la voie à un retour en force des tendances traditionalistes. Dès lors, la question de sa succession apparaît déterminante : elle tranchera entre l’enracinement pérenne de sa vision réformatrice dans l’histoire de l’Église ou sa mise en échec par une volonté de restauration d’un ordre ancien.

Une révolution œcuménique au sein de l’institution vaticane

L’élection du pape François, le 13 mars 2013, constitue un tournant historique dans l’histoire de l’Église catholique. En succédant à Benoît XVI — premier souverain pontife à abdiquer depuis près de six siècles(5) — Jorge Mario Bergoglio devient le premier jésuite et le premier non-européen à accéder au trône de Saint-Pierre. Dès son intronisation, le choix du nom de François, en hommage à François d’Assise, fondateur de l’ordre mendiant des franciscains, témoigne d’une volonté claire de recentrer le pontificat sur la simplicité évangélique, l’humilité et le service des plus démunis. Ce positionnement s’inscrit dans l’héritage du concile Vatican II ainsi que dans la lignée des engagements des évêques latino-américains, influencés par le Pacte des catacombes de 1965, qui appelaient à une Église pauvre et servante. Dans cette perspective, François ambitionne de mener une réforme profonde et irréversible de la bureaucratie vaticane, afin d’adapter l’institution ecclésiale aux exigences du troisième millénaire.

Dès les premières heures de son pontificat, le pape impose un style de gouvernement inédit, rompant avec les fastes du Vatican. Il refuse les appartements pontificaux pour s’installer à la résidence Sainte-Marthe. Son action réformatrice s’illustre d’abord dans sa volonté de transformation de la Curie romaine. En avril 2013, il crée un Conseil de cardinaux, représentatif des cinq continents, chargé de repenser en profondeur l’organisation du gouvernement pontifical. Lors de son discours du 22 décembre 2014, devant les membres de la Curie, François marque une rupture brutale avec l’ordre établi : il dénonce publiquement les « quinze maladies » qui gangrènent l’administration vaticane, de la mondanité spirituelle au carriérisme.(6) Ces critiques débouchent, le 19 mars 2022, sur la promulgation de la constitution apostolique Praedicate Evangelium, qui amorce une décentralisation des pouvoirs et autorise, pour la première fois dans l’histoire de l’Église, l’accès des laïcs à des postes de haute responsabilité au sein des dicastères.(7) L’imposition de mandats limités pour les responsables administratifs vise à enrayer le cléricalisme et à encourager une gouvernance plus collégiale. Parallèlement, la restriction de la messe en latin — dont Benoît XVI avait favorisé le retour(8) — ainsi que la décision de renoncer au titre de « vicaire du Christ »(9) illustrent la volonté du pape de désacraliser les fonctions hiérarchiques et de favoriser un rapprochement avec les fidèles.

À cette réorganisation institutionnelle s’ajoute un engagement déterminé contre la mauvaise gestion financière du Saint-Siège. L’Institut pour les Œuvres de Religion (IOR), la banque du Vatican, éclaboussé par de multiples scandales sous les pontificats précédents, devient rapidement l’un des chantiers prioritaires. En 2014, François confie au cardinal George Pell la création d’un Secrétariat pour l’économie, destiné à centraliser les comptes et instaurer une transparence budgétaire. La réforme se heurte toutefois à de fortes résistances, notamment après la fermeture de milliers de comptes suspects, accusés de faciliter des opérations de blanchiment d’argent. En 2020, la destitution inédite du cardinal Angelo Becciu pour détournement de fonds, suivie de sa condamnation judiciaire, atteste de la fermeté du pape face aux dérives financières. Un nouveau corpus réglementaire né en 2024 vient encadrer les dépenses du Saint-Siège : l’Autorité de Surveillance et d’Information Financière (ASIF), déjà alignée sur les standards internationaux,(10) assainit les comptes, tandis que l’abolition des primes annuelles et l’instauration d’un loyer pour les prélats parachèvent cette réforme d’envergure.

Sur le plan doctrinal, le pape François adopte une stratégie d’évolution progressive, évitant toute rupture brutale, mais introduisant des inflexions significatives. Dès 2013, au retour des Journées mondiales de la jeunesse au Brésil, sa déclaration à propos des personnes homosexuelles — « Qui suis-je pour juger ? » — ouvre un espace de reconnaissance, sinon encore d’acceptation, au sein de l’Église catholique.(11) Son exhortation apostolique Amoris Laetitia (2016) introduit une pastorale plus inclusive à l’égard des divorcés-remariés, leur ouvrant, sous certaines conditions, l’accès à la communion. Il simplifie également les procédures d’annulation de mariage, réduisant le nombre de juges requis et accélérant les décisions. Lors du Synode sur l’Amazonie (2019), il engage une réflexion sur l’ordination d’hommes mariés et le diaconat féminin, ouvrant la voie à de futures réformes dogmatiques. En janvier 2025, la nomination de sœur Simona Brambilla à la tête du Dicastère pour la vie consacrée affirme la montée en puissance des femmes au sein de la haute hiérarchie vaticane — une première dans l’histoire pontificale. Fidèle à l’esprit jésuite du discernement, François privilégie une transformation lente des mentalités à une réorganisation autoritaire.

Cette conversion pastorale entend réaffirmer la vocation évangélique de l’Église, en réorientant sa mission vers les plus pauvres et les exclus.(12) Dès son premier voyage apostolique, à Lampedusa en 2013, François fustige la « mondialisation de l’indifférence »,(13) message qui résonne à travers ses nombreuses interventions en faveur des migrants et des populations marginalisées. L’encyclique Fratelli tutti (2020), publiée en pleine pandémie de Covid-19, élargit cette vision à une fraternité universelle fondée sur la solidarité humaine, par-delà les frontières et les nationalismes. Dans le prolongement de cette démarche, la création du Dicastère pour le service du développement humain intégral (2016),(14) ainsi que ses nombreux appels aux gouvernements pour une politique migratoire plus humaine, témoignent d’une volonté d’ancrer l’Église dans une mission de justice sociale et de défense des opprimés.

Cette volonté de transformation structurelle et doctrinale suscite un enthousiasme réel. En favorisant une Église tournée vers les périphéries du monde, François bouleverse les équilibres internes tout en modernisant le message chrétien à l’échelle planétaire. L’espoir qu’il incarne au niveau international lui vaut d’être désigné « personnalité de l’année » par le magazine Time en 2013, et d’être surnommé « le pape du peuple ».(15)

François, un pape du sud

Dans la continuité des idéaux de « mondialisation humaniste » portés par le philosophe catholique Jacques Maritain, le pape François développe, à travers sa pastorale missionnaire, une vision de la gouvernance mondiale fondée sur la dignité humaine, la justice sociale et le respect des plus vulnérables. Il s’oppose avec constance aux idéologies nationalistes et dénonce l’hypocrisie de certains dirigeants, regrettant leur inaction face à la crise climatique et leur indifférence envers les migrants. Réitérant sa mise en garde contre un « nominalisme déclaratoire » – des discours sans acte –, il appelle à un dialogue sincère orienté vers le renforcement du multilatéralisme et de la coopération internationale. Cette perspective trouve un écho particulier dans le document final du Synode sur la Synodalité, dont le chapitre intitulé L’humanité tout entière est concernée par l’état actuel du monde – Ensemble dans la barque de Pierre, insiste sur l’urgence d’une action collective en faveur de la paix, de la protection de l’environnement et des populations marginalisées.(17) Dans cette optique, l’Église, forte d’un réseau diplomatique constitué de 178 nonciatures et d’un maillage mondial d’organisations caritatives, occupe une place centrale dans la médiation des conflits et l’action humanitaire. Tandis que Jean-Paul II s’était distingué par son rôle dans le dépassement de la fracture Est-Ouest héritée de la guerre froide, François inscrit résolument son pontificat dans la lutte contre les inégalités Nord-Sud, affirmant une vision multipolaire de l’ordre international.

François se démarque de ses prédécesseurs également par une critique vigoureuse du système économique mondial. Il n’hésite pas à dénoncer les dérives du capitalisme et les logiques néocoloniales à l’œuvre dans l’asservissement économique des pays du Sud par les institutions financières et les multinationales.(18) Cette critique, qui remonte à son intervention lors de la Ve conférence de l’épiscopat latino-américain en 2007, prend pour cible l’emprise des marchés financiers, l’affaiblissement des États, les déséquilibres créés par les accords de libre-échange et la concentration excessive des richesses.(19) Il plaide ainsi pour une réforme des institutions financières internationales et l’annulation des dettes des pays du Sud en affirmant : « Si nous voulons vraiment préparer le chemin de la paix dans notre monde, engageons-nous à remédier aux causes lointaines de l'injustice, à régler les dettes injustes et impayables et à nourrir les affamés. »(20)

Le dialogue interreligieux constitue un autre pilier essentiel de sa diplomatie spirituelle. Son amitié avec le cheikh Ahmed el-Tayeb, grand imam d’Al-Azhar, illustre cette volonté d’approfondir les liens entre traditions religieuses dans un esprit de reconnaissance mutuelle de la dignité humaine.(21) Multipliant les rencontres avec les grandes figures du monde musulman François œuvre au rapprochement entre christianisme et islam. L’encyclique Fratelli tutti (2020) s’inscrit dans cette dynamique en reprenant l’exemple du dialogue entre saint François d’Assise et le sultan Malik el-Kamil, lors de la cinquième croisade. En mars 2021, François devient le premier pape à se rendre en Irak, malgré un contexte sécuritaire encore instable après la chute de l’État islamique, pour y rencontrer l’ayatollah Al-Sistani. En septembre 2022, il participe au Sommet mondial des religions au Kazakhstan, poursuivant inlassablement son plaidoyer en faveur d’une fraternité interreligieuse. Cette posture contraste radicalement avec la théorie du choc des civilisations, popularisées par Samuel Huntington en 1996 et les « frontières de sang de l’Islam », mettant en avant une vision du dialogue religieux comme un rempart aux conflits. En ramenant avec lui 12 réfugiés syriens de l’île de Lesbos au Vatican en avril 2016, François donne une illustration concrète de sa volonté d’agir en pasteur de l’humanité tout entière, au-delà des confessions et des nationalités.

L’engagement écologique du pape s’inscrit également dans cette logique d’interdépendance universelle qu’il désigne sous le nom de « maison commune ».(22) Avec l’encyclique Laudato si’, publiée en 2015, il intègre pour la première fois la question environnementale à la doctrine sociale de l’Église, introduisant le concept novateur d’« écologie intégrale ». Il y dénonce la surconsommation, les logiques extractivistes et les effets destructeurs d’un modèle de développement fondé sur l’exploitation effrénée des ressources naturelles. S’appuyant sur les travaux du GIEC, il appelle à une réduction urgente des émissions de gaz à effet de serre, à un soutien accru aux pays du Sud et à une transition énergétique équitable. Publiée quelques mois avant la COP21, Laudato si’ a eu une influence majeure sur la rédaction des Accords de Paris et la formulation des Objectifs de développement durable. Toutefois, le pape ne cesse de rappeler l’insuffisance des engagements pris. À la COP28, en décembre 2023 à Dubaï, le Secrétaire d’État du Vatican, le cardinal Pietro Parolin, relaie son appel en faveur d’une gouvernance climatique mondiale.(23) Le Saint-Siège propose la création d’un fonds international dédié au développement durable des pays émergents – une initiative convergente avec les revendications des BRICS en matière de réforme des institutions financières internationales.

Enfin, François engage l’Église sur la voie d’une reconnaissance explicite de son rôle dans l’histoire coloniale. En 2017, lors d’une rencontre avec le président rwandais Paul Kagame, il implore « le pardon de Dieu pour les péchés et les fautes de l’Église et de ses membres ».(24) Ce geste préfigure d’autres prises de position fortes : en 2022, au Canada, il qualifie de « génocide » les violences infligées aux peuples autochtones dans les pensionnats catholiques. À la veille de la session finale du Synode, en octobre 2024, le cardinal Michael Czerny déclare au nom du Vatican : « Nous avons été complices de systèmes qui ont favorisé l’esclavage et le colonialisme ».(25) Cette reconnaissance officielle, bien que saluée, reste critiquée pour avoir tardé à advenir. Pourtant, ce n’est pas la première fois que le sujet est abordé. Déjà en Bolivie, le 9 juillet 2015, le pape déclarait : « De nombreux et graves péchés ont été commis contre les peuples originaires de l’Amérique au nom de Dieu… À l’instar de saint Jean-Paul II, je demande que l’Église s’agenouille devant Dieu et implore le pardon des péchés passés et présents de ses fils et de ses filles. » Toutefois, là où Jean-Paul II mettait également en valeur les efforts des papes pour limiter les abus coloniaux – notamment via la bulle Sublimis Deus(26) –, François adopte une posture plus radicale de reconnaissance des torts.

Par l’ensemble de ses prises de position – en faveur de la justice sociale, du dialogue interreligieux, et de l’écologie – le pape François s’est imposé comme une figure incontournable de la scène internationale contemporaine. Si la portée politique de ses appels demeure inégale, son action trouve néanmoins un relais stratégique dans le travail des ONG religieuses, telles que Caritas Internationalis, qui œuvrent à la mise en œuvre concrète des réformes souhaitées par le Saint-Siège et servent de moyen de pression morale sur les gouvernements dans les négociations internationales.(27) Pour autant, son œuvre n’en demeure pas moins exposée à de nombreuses résistances, et son avenir dépendra de sa capacité à influencer l’élection de son successeur. 

L’influence de l’Église en perdition : quel avenir pour le Saint-Siège ?

L’ambitieuse entreprise réformatrice du pape François, bien que saluée par certains, s’est révélée être un pari risqué au sein d’une Église marquée par d’importantes résistances internes. Le temps long nécessaire à toute transformation institutionnelle, conjugué aux bouleversements géopolitiques et à la montée en puissance du populisme et de l’extrême droite, fragilise aujourd’hui la pérennité de son œuvre. Alors que l'organisation du prochain conclave se précise, une interrogation s’impose : François a-t-il durablement transformé l’Église catholique, ou son héritage est-il voué à s’effacer face au jeu politique et au retour en force des conservateurs ?

Dès 1982, Jean-Paul II alertait sur le recul du catholicisme en Europe, confronté à une sécularisation croissante. Il en appelait alors à une nouvelle évangélisation : « Tu [vieille Europe] peux encore être un phare de civilisation et de progrès. »(28) Quarante ans plus tard, malgré la création en 2022 du nouveau Dicastère pour l’évangélisation, placé sous l’autorité directe du pape, le constat est amer : le déclin semble irréversible. Plus encore, l’Église catholique doit désormais composer avec la concurrence du christianisme évangélique, dont la progression est fulgurante. En France, les « soldats de Jésus »(29) auraient vu leur nombre plus que doubler durant le pontificat de François, atteignant 1,1 million de fidèles, tandis qu’il s’élèverait à environ 700 millions de croyants à l’échelle mondiale.(30) Majoritairement conservateur, ce mouvement a soutenu des figures politiques radicales comme Jair Bolsonaro en 2018 ou Donald Trump en 2016, incarnant une théologie de prospérité individuelle et d’identité chrétienne à rebours des valeurs promues par l'Église catholique. 

​Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2025 a marqué une rupture profonde avec les orientations du pontificat de François, remettant en cause plusieurs de ses avancées majeures. Le rôle de médiateur joué par le Saint-Siège dans le rapprochement entre Cuba et les États-Unis, en 2014, avait été salué comme un succès diplomatique majeur. Mais une décennie plus tard, cet équilibre est fragilisé par la réinscription de Cuba sur la liste des États soutenant le terrorisme et la réactivation des sanctions économiques par l’administration Trump. La question migratoire cristallise elle aussi les tensions : alors que l’ONU recensait 108,4 millions de personnes déplacées de force en 2022,(31) un nombre croissant gouvernements manifeste une réticence à garantir l’accueil des migrants. Cette dynamique, que François combat avec véhémence en déclarant lors de la réunion des évêques de la Méditerranée à Bari, en février 2020 « Il est impensable que nous puissions résoudre le problème de la migration en érigeant des murs »,(32) s’est pourtant imposée aux Etats-Unis et continue de gagner du terrain en Europe. 

Face à la politique identitaire menée par l’exécutif américain, le pape François a adressé, le 11 février 2025, une lettre aux évêques des États-Unis, dénonçant la politique de déportation massive des migrants. Le bras de fer entre Rome et Washington a pris alors une tournure théologique, avec l’intervention du vice-président J. D. Vance, converti au catholicisme et défenseur d’un christianisme conservateur, reprochant au pape son interventionnisme. Usant du concept d’ordo amoris — selon lequel la charité doit prioritairement s’exercer envers ses proches —, il s’est appliqué à justifier de la politique migratoire restrictive de l’administration Trump.(33) Son discours du 28 février 2025 à la National Catholic Prayer Breakfast, tout en souhaitant un prompt rétablissement au souverain pontife,(34) illustre clairement une volonté de positionnement doctrinal : la Maison-Blanche soutient l’élection d’un pape ancré dans une lecture plus traditionnelle du magistère, refusant toute ingérence dans les affaires internes des Etats-Unis. La visite de JD Vance au Vatican et sa courte entrevue avec le pape François lors du weekend de Pâques semble davantage un coup de communication qu'une véritable tentative de raffermir les liens entre la première puissance mondiale et le Saint-Siège.

Le reflux de l’influence pontificale s’observe aussi sur le plan écologique. Si Laudato si’ avait influencé les débats de la COP21 en 2015, Trump a rapidement révoqué l’engagement des États-Unis dans les accords de Paris. Ce désintérêt des grandes puissances pour la gouvernance climatique mondiale peut également s’expliquer aux vues du contexte géopolitique tendu marqué par la guerre, où François, là aussi, peine à obtenir des résultats concluants. Son positionnement sur l’Ukraine, qu’il a cherché à nuancer dans un premier temps pour préserver une posture de médiateur, a suscité des incompréhensions. Il a certes condamné l’invasion russe, tout en pointant « les aboiements de l’OTAN aux portes de la Russie » comme ayant excité le courroux du Kremlin.(35) Malgré sa rencontre historique avec le patriarche Kirill en 2016 — la première depuis le schisme de 1054 — et sa tentative d’intervention dans des échanges de prisonniers, François demeure impuissant face à la radicalisation des belligérants. Ses larmes publiques versées pour l’Ukraine « martyrisée » en décembre 2022 et 2024, ne jouent pas en sa faveur et alimentent les discours des détracteurs sur la faiblesse du souverain pontife. De même, au Moyen-Orient, malgré une diplomatie active en faveur de la cause palestinienne, le pape peine à peser sur les événements. En novembre 2023, l’ambassadeur de Palestine auprès du Saint-Siège, Issa Jamil Kassissieh, rappelait que François restait en contact étroit avec le prêtre catholique Gabriel Romanelli, bloqué à Gaza après l’explosion des violences du 7 octobre.(36) Mais malgré l’activité soutenue des organisations caritatives catholiques, le Vatican reste en marge des négociations de cessez-le-feu et ne peut se contenter que de déclarations.

Dans ce contexte, l’initiative du pape d’engager l’Église dans les débats éthiques liés à l’intelligence artificielle ne trouve pas d’écho. Son discours au sommet du G7 en Italie en juin 2024, ainsi que ses appels lancés à Davos et à Paris en février 2025, soulignent les risques de déshumanisation et la nécessité de subordonner les technologies à la dignité humaine. Pourtant, ces alertes restent largement ignorées des États, qui privilégient la course à l’innovation au détriment des considérations éthiques. 

Finalement, la réussite de François, pour autant en demi-teinte, réside dans le rapprochement entamé avec la République populaire de Chine. Depuis la rupture diplomatique de 1951, les quelque 12 millions de catholiques chinois évoluent entre une Église souterraine fidèle à Rome et une Église officielle contrôlée par Pékin. La doctrine du « front uni patriotique », selon laquelle les affaires religieuses ne doivent pas être soumises à une autorité étrangère,(37) entre directement en conflit avec les prérogatives de  Rome. Pour Pékin, la nomination des évêques est une question de souveraineté ; pour le Saint-Siège, elle relève d’une autorité spirituelle et théologique.(38) La signature, en 2018, d’un accord confidentiel entre les deux parties sur la nomination conjointe des évêques — renouvelé en 2022 — marque une tentative de conciliation,(39) mais elle suscite de vives critiques, notamment au sein de l’Église américaine.(40) La réécriture de la Bible en Chine, ponctuée d’aphorismes à la gloire de Xi Jinping,(41) illustre la volonté du régime de soumettre la religion à ses objectifs politiques. François, soucieux de maintenir le dialogue, s’en accommode stratégiquement. Son voyage en Mongolie en 2023 illustre cette stratégie de compromis, mais la reconnaissance diplomatique du Vatican envers Taïwan demeure un point de tension tandis que la santé déclinante de l’évêque de Rome risque de ne pas l’autoriser à se rendre à à la rencontre de son homologue Xi Jinping, un chantier qui incombera à son successeur. 

Cette défiance à l’égard du pape ne se limite pas aux sphères politiques ; elle se propage au sein même de l’Église. Les courants conservateurs y connaissent un regain d’influence. En France, des intellectuels comme Patrick Buisson, aujourd’hui décédé, dénoncent l’héritage du concile Vatican II en l’accusant d’avoir provoqué une sécularisation interne au détriment de la ferveur religieuse. Le discours humaniste universel aurait alors vidé les églises et affaibli l’autorité ecclésiale. L’historien et philosophe Marcel Gauchet analysait déjà cette crise du christianisme comme le fruit d’une « religion dé-totalisante » ayant permis l’émancipation des sphères politiques et sociales. Ainsi, l’avenir du catholicisme européen semble suspendu à un affrontement entre deux forces opposées : d’un côté, une Église ouverte et en quête d’adaptation au monde contemporain, portée par le souffle réformateur de François ; de l’autre, un catholicisme identitaire et réactionnaire, désireux de restaurer une autorité doctrinale ferme et un ordre moral traditionnel. 

Conclusion : continuité ou rupture

En une décennie, le pape François a tenté d’insuffler un souffle nouveau à une Église en crise, minée par les scandales, la sécularisation croissante et la perte de son influence sur la scène internationale. Son action s’est inscrite dans une logique de rupture — institutionnelle, théologique, diplomatique — mais également dans celle d’un pari risqué : moderniser une institution bimillénaire sans la fracturer de manière irréversible. Pourtant, alors que se profile l’élection de son successeur, son œuvre apparaît plus fragile que jamais, soumise aux vents contraires d’un monde en profonde recomposition.

Sur le plan institutionnel, François a profondément remanié la Curie romaine, réformé les structures de gouvernance et nommé près de 78 % des cardinaux électeurs,(42) façonnant ainsi un collège cardinalice à son image. Cette recomposition, bien qu’inédite par son ampleur, ne garantit en rien la pérennité de sa vision, alors même que de nombreux chantiers restent inachevés — à commencer par la réforme des finances du Saint-Siège, dont le déficit structurel avoisine toujours les 70 millions d’euros annuels.(43) Fidèle à l’esprit jésuite du discernement, il a tenté de privilégier une transformation progressive, axée sur l’évolution des mentalités. Cette prudence, manifeste notamment dans son approche nuancée de la communion des divorcés-remariés (44) ou dans le report de l’ordination d’hommes mariés,(45) a souvent été perçue comme une pastorale expérimentale, suscitant autant d’adhésion que de perplexité.

Mais au-delà des réformes structurelles, c’est bien sa posture d’ouverture aux défis contemporains qui a cristallisé les oppositions. Son engagement en faveur de l’environnement, des minorités, des femmes et des personnes homosexuelles, tout comme sa reconnaissance des responsabilités historiques de l’Église dans la colonisation ou les abus sexuels, ont été salués comme autant de gestes d’audace et de vérité. Pour d’autres, ils ont représenté une dangereuse dilution du message catholique, susceptible d’alimenter un retour de flamme conservateur. La montée des populismes, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, les crispations identitaires et les tentatives de l’administration américaine de peser sur l’orientation du prochain conclave, annoncent un contexte géopolitique peu favorable à la poursuite du projet franciscain.

Pourtant, même si son héritage est aujourd’hui menacé, le pontificat de François a marqué un tournant irrémédiable dans l’histoire de l’Église. Il a posé les bases d’un aggiornamento nécessaire, confrontant l’institution à ses contradictions et l’invitant à choisir entre repli et ouverture. Si un successeur s’inscrit dans sa lignée, l’Église pourra poursuivre cette mue indispensable, condition sine qua non de sa survie après des décennies de déclin. L’avenir du Saint-Siège repose désormais entre les mains des hommes en rouge, ceux qui auront à choisir entre la fidélité à une tradition figée et l’audace de poursuivre un chantier inachevé.

1. Le concile Vatican II (1962–1965) a profondément renouvelé le rapport de l’Église catholique au monde par une série de réformes majeures, notamment liturgiques, ecclésiologiques et interreligieuses.

2. ÉGLISE CATHOLIQUE. Pour une Église synodale : communion, participation, mission. Document final de la XVIe Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques. 26 octobre 2024.

3. RAMBAUD, Thierry. La politique du Saint-Siège : ressorts, enjeux et limites d’une puissance atypique. Société, droit et religion, 2015/1, n°5, p. 69–93.

4. La théologie politique regroupe l’ensemble des concepts et des modes de pensée théologiques ayant une incidence sur la politique, l’économie et les sociétés. Pour aller plus loin : VRIES, Hent. Political Theology: A Guide for the Perplexed. London : Continuum, 2006.

5. Sur les scandales révélés par VatiLeaks et ceux de la banque du Vatican.

6. FRANÇOIS. Discours à la Curie romaine. « La Curie romaine et le Corps du Christ ». 22 décembre 2014.

7. VATICAN. Constitution apostolique Praedicate Evangelium. 19 mars 2022.

8. BENOÎT XVI. Motu proprio Traditionis custodes. 16 juillet 2021.

9. Annuario Pontificio, 2020.

10. Vatican News. Rapport de l’ASIF sur la transparence financière. Juin 2024. 

11. FRANÇOIS. Qui suis-je pour juger ? Paris : Michel Lafon, 2017.

12. FRANÇOIS. Evangelii Gaudium. Exhortation apostolique. 2013.

13. FRANÇOIS. Homélie à Lampedusa. 8 juillet 2013.

14. FRANÇOIS. Lettre apostolique Humanam progressionem. 17 août 2016.

15. TIME. Person of the Year : Pope Francis. 2013.

16. AHERN, Kevin. A Common World is Possible: Maritain, Pope Francis, and the Future of Global Governance. Journal of Moral Theology, vol. 13, numéro spécial 1, 2024, p. 169–193.

17. Voir n°2 – Document final du Synode 2024.

18. FRANÇOIS. Discours lors de la IIe Rencontre mondiale des Mouvements populaires. Santa Cruz, 9 juillet 2015.

19. Conseil de l’épiscopat latino-américain. Document d’Aparecida. 13–31 mai 2007.

20. FRANÇOIS. Spes Non Confundit. Bulle du Jubilé ordinaire 2025. 9 mai 2024.

21. Déclaration sur la fraternité humaine pour la paix mondiale. Signée à Abu Dhabi en février 2019.

22. FRANÇOIS. Laudato si’. Encyclique sur la sauvegarde de la maison commune. 18 juin 2015.

23. FRANÇOIS. Discours à la COP28, lu par le cardinal Parolin. Dubaï, 2 décembre 2023.

24. Vatican. Communiqué officiel sur la visite de Paul Kagame. 20 mars 2017.

25. FRANÇOIS. Réflexion lors de la veillée pénitentielle. Basilique Saint-Pierre, 1er octobre 2024.

26. Pour autant, si la doctrine de la découverte et le principe de terra nullius, aujourd’hui dénoncés, sont souvent attribués à l’Église en raison des bulles papales Dum Diversas (1452), Romanus Pontifex (1455) et Inter Caetera (1493), il est nécessaire de rappeler que l’Église n’a jamais eu le pouvoir d’empêcher l’expansion européenne. Dès le concile de Constance (1414-1418), Innocent IV statuait qu’il était hérétique de priver un non-chrétien de ses terres ou de ses biens. Loin de légitimer pleinement la colonisation, l’Église tenta à plusieurs reprises de freiner les ambitions impérialistes, comme en 1537 avec la bulle Sublimis Deus du pape Paul III affirmait ainsi que les peuples indigènes avaient des droits inaliénables sur leurs terres ou encore lors de la controverse de Valladolid de 1550, bien que ces efforts aient souvent été contournés par les États. L’Eglise a néanmoins profité largement de la prédation occidentale, en jouant un rôle pervers de légitimation morale. 

27. LAMY, Steven. The Role of Religious NGOs in Shaping Foreign Policy. In James, Patrick (éd.), Religion, Identity and Global Governance. Toronto : University of Toronto Press, 2011, p. 244–270.

28. JEAN-PAUL II. Discours à Saint-Jacques-de-Compostelle. 9 novembre 1982.

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30. FATH, Sébastien. Protestants évangéliques et République française. Cités, n°100, 2024, p. 409–419.

31. UNHCR. Tendances mondiales : déplacement forcé en 2022.

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33. FOX NEWS. Déclaration de JD Vance. 1er février 2025.

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35. FONTANA, Luciano. Interview with Pope Francis. Corriere della Sera, 3 mai 2022.

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44. FRANÇOIS. Amoris Laetitia. 19 mars 2016.

45. FRANÇOIS. Querida Amazonia. 2 février 2020.

La révolution François et le futur de l’Eglise dans les relations internationales

Dès son arrivée au pouvoir en 2013, le pape François s’est engagé dans une réforme audacieuse de l’Église pour l’adapter aux réalités du monde contemporain. Confronté à la maladie, aux critiques internes et à un basculement géopolitique marqué notamment par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, son héritage demeure fragile, suspendu au choix de son successeur. L’avenir de l’Église reste incertain et pourrait bien s’orienter vers un retour au traditionalisme.
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