17/4/2025
Introduction
L’utilisation d’internet occupe une place prépondérante dans nos sociétés modernes au regard de son importance capitale pour le bon fonctionnement des entreprises, des services publics et des interactions sociales. D’où son rôle crucial dans le maintien de la stabilité et du développement économique, social et politique des Etats. La crise d’Internet au Pakistan est révélatrice de la dépendance des Etats au numérique et de l’impact de son utilisation ou de sa restriction sur la stabilité d’un pays. En effet, depuis 2022, le Pakistan est sous l’effervescence d’une instabilité marquée par une crise numérique majeure. Coupures d’Internet, restrictions sur les réseaux sociaux, et censure accrue ont profondément impacté la stabilité et l’économie du pays. Cette situation met en lumière le fragile équilibre entre la volonté étatique de contrôler les technologies de l’information et de la communication et les droits humains numériques.
Retour sur le déclenchement de la crise
Le départ du pouvoir de l’ancien Premier Ministre Imran Khan, suite à un vote de censure, a entraîné une vague de contestation massive, alimentée en grande partie par les partisans du Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI), son parti politique, qui ont utilisé les réseaux sociaux, notamment X (anciennement Twitter), pour exprimer leur mécontentement et mobiliser l’opinion publique. Face à cette opposition grandissante, le gouvernement a rencontré de grandes difficultés à contrôler la diffusion du contenu politique anti-gouvernemental qui circulait massivement sur ces plateformes. Pour tenter de limiter l’influence numérique du PTI et contenir les discours critiques, les autorités ont progressivement mis en place des mesures restrictives. Un pare-feu national a été instauré pour surveiller et filtrer les contenus considérés comme menaçants pour le gouvernement, et l’utilisation des VPN, qui permettent aux utilisateurs de contourner la censure, a été progressivement bloquée. Cette stratégie s’est traduite également par une augmentation des coupures d’Internet et des restrictions ciblées sur certaines plateformes comme Youtube ou X.1
Ces mesures ont non seulement entravé la liberté d’expression, mais elles ont également exacerbé les tensions politiques et sociales. Le gouvernement a justifié ces restrictions en invoquant des impératifs de sécurité nationale et la nécessité de lutter contre la désinformation, mais elles ont été perçues par de nombreux observateurs comme un moyen de réprimer l’opposition et d’étouffer la contestation. Cette politique de censure numérique a posé les bases des restrictions encore plus sévères qui ont suivi, notamment lors des élections générales de 2024, où les coupures d’Internet et les blocages de plateformes ont atteint une ampleur sans précédent.
En 2023, l’organisme Pulse a recensé deux coupures Internet directement liées à l’instabilité politique qui secouait le pays. Ces interruptions ont été mises en place par les autorités pour limiter la propagation des discours contestataires et contrôler le flux d’informations sur les réseaux sociaux, outils vitaux pour l’organisation des manifestations et la mobilisation de l’opposition. En effet, le 8 mai 2023, l’arrestation de l’ancien premier Ministre Imran Khan a déclenché des manifestations violentes à travers le pays, notamment grâce à la mobilisation de ses partisans via les réseaux sociaux. Cette violence s’est traduite par l’implication de l’armée, la mort de huit personnes et l’arrestation de 1400 personnes. En réponse, le gouvernement a fermé les écoles et les bureaux, a imposé des restrictions sur l’accès à Internet et aux réseaux sociaux comme X, entravant ainsi la communication et la coordination des manifestants2.
Dernièrement, la crise a été précipitée par les élections générales du 8 février 2024. Ce jour-là, les autorités ont interrompu les services mobiles pendant une dizaine d’heures, invoquant des raisons de sécurité suite à deux incidents majeurs survenus dans la nuit du 7 février3. Ces événements incluaient des attentats à la bombe ciblant des bureaux de campagne électoraux dans différentes régions du pays, notamment une explosion à Quetta, dans le sud-ouest du Pakistan, qui a causé la mort de plusieurs personnes et fait de nombreux blessés. En réponse à ces attaques, le gouvernement a pris la décision de couper l'accès aux services de téléphonie mobile et Internet pour éviter la propagation de rumeurs et limiter la coordination des manifestants et du PTI, groupe opposé à l'ordre établi. Ces coupures ont perturbé le déroulement des élections et exacerbé les tensions politiques. La situation a mis en lumière l'usage stratégique de l'interruption des communications dans un contexte d’animosité croissante, où le contrôle de l'information devient un enjeu majeur de pouvoir4.
En somme, imposer des coupures Internet sur la population est une pratique courante par le gouvernement pakistanais ces dernières années afin de maîtriser une population en ébullition. Par ailleurs, un rapport de Freedom House classe le Pakistan parmi les pays « non libres » sur Internet, aux côtés de la Chine, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran5.Or, la réponse gouvernementale face à la crise politique a engendré une crise de l’Internet, qui, à son tour alimente la crise politico-sociale au Pakistan. Notamment, dans un contexte où les capacités cybernétiques du pays fragilisent l’écosystème.
L’impact des capacités cybernétiques sur le pays
Accentuée par la crise politique, la faiblesse des capacités cybernétiques du Pakistan limite considérablement son autonomie numérique et impacte l’économie du pays. L’infrastructure Internet du pays repose largement sur un réseau centralisé et dépendant de la bande passante internationale, ce qui le rend vulnérable aux perturbations. Par exemple, entre 2002 et 2022, le Pakistan a subi 24 coupures de câbles sous-marins, ayant un impact majeur sur la connectivité Internet du pays6.
L’une des principales faiblesses de l’Internet pakistanais est le manque de diversité dans ses points d’accès internationaux. Le pays ne possède que deux principales passerelles d’accès à Internet, gérées par le Pakistan Telecommunication Company Limited (PCTL) et Transworld. Cette centralisation signifie qu’une panne, un incident technique ou une censure imposée à un de ces fournisseurs peut avoir un impact immédiat et massif sur la connectivité du pays. Par ailleurs, des coupures de câbles sous-marins ont par le passé entraîné des perturbations importantes, affectant non seulement les citoyens mais aussi l’économie du pays.
Figure 1: La connectivité des câbles sous-marins du Pakistan et ses vulnérabilités.
Ce fut notamment le cas en août 2017, suite à une interruption sur le câble sous-marin IMEWE au point d’atterrissage de Jeddah a provoqué une dégradation de la connexion Internet pendant deux jours. En conséquence, la perturbation a directement affecté les opérations commerciales de la compagnie aérienne nationale, Pakistan International Airlines (PIA)7. Cette faiblesse des infrastructures locales entraîne une forte dépendance aux serveurs étrangers pour l’hébergement de contenus. Selon un rapport de l’Internet Society, seulement 11 à 13% des contenus accessibles au Pakistan sont hébergés localement, obligeant le reste du trafic à transiter par des infrastructures situées à l’étranger. D’un point de vue technique, ce phénomène aggrave les risques de latence élevée, l’augmentation des coûts de connexion et la vulnérabilité face aux restrictions imposées par des fournisseurs ou des États tiers. Cela soulève également des enjeux liés à la souveraineté numérique du pays ainsi que la protection des données de ces citoyens8.
Au-delà d’une faiblesse qui repose sur une dépendance des infrastructures internationales, la faible connectivité compilée aux coupures récurrentes d’Internet impacte fortement l’économie du pays. En 2023, le Pakistan a occupé la 7ème place mondiale parmi les pays les plus affectés financièrement par les coupures d’Internet, avec une perte de 20,46 milliards de roupies (environ 130 millions de dollars) pour le secteur des télécommunications. Selon le Pakistan Institute of Development Economics, une suspension des services Internet pendant 24 heures entraîne une perte financière de 1,3 milliard de roupies (15,6 millions de dollars), soit l’équivalent de 0,57 % du produit intérieur brut (PIB) quotidien moyen du pays. Le Pakistan est également le troisième pays comptant le plus de travailleurs indépendants, qui génèrent environ 400 millions de dollars pour l’économie pakistanaise. Beaucoup d’entre eux rencontrent désormais des difficultés à maintenir leur activité en ligne en raison des coupures d’Internet et du ralentissement des réseaux sociaux, qui seraient jusqu’à 40 % plus lents depuis juillet 2024. Face aux restrictions croissantes, la demande de services VPN s’accrut, illustrant la volonté des citoyens de contourner la censure pour maintenir leur accès à l’information et aux outils numériques9.
Outre les coupures, le ralentissement du réseau constitue un problème majeur. La déclaration du président du parti du peuple pakistanais qui estime que “le Pakistan dispose de services 4G, mais Internet fonctionne à une vitesse qui rappelle celle des années 1990”. Ce postulat est en phase avec la réalité puisqu'un rapport de Ookla classe le pays au 100e rang sur 111 pays pour la vitesse de l’Internet mobile et au 141e sur 158 pour le haut débit10.
Ainsi, les capacités cybernétiques limitées du Pakistan, associées à une répression accrue des libertés numériques, exercent une pression directe sur l'économie et le climat social du pays. Une réponse gouvernementale adaptée est essentielle pour contenir la crise politique tout en garantissant le respect des droits numériques.
La stratégie gouvernementale face à la crise duale
Pris dans un cercle vicieux où la crise politico-sociale alimente la crise de l’Internet, qui à son tour exacerbe les tensions politiques et sociales, l’État pakistanais doit trouver un équilibre entre le maintien de l’ordre public, le contrôle de l’espace numérique et la préservation d’une économie déjà fragilisée. Cependant, des experts estiment que, au-delà des pertes économiques, la stratégie gouvernementale a des répercussions sociales profondes.
En novembre 2024, le Conseil de l’idéologie islamique du Pakistan, un organisme d’Etat, a publié un décret déclarant que l’utilisation des VPN était contraire à la loi islamique. Selon le président du conseil, « l’utilisation de VPN pour accéder à du contenu bloqué ou illégal est contraire aux normes islamiques et sociales, et relève de la complicité dans le péché »11. En plus de l’interdiction religieuse, le gouvernement pakistanais justifie ces restrictions sur Internet pour des raisons de cybersécurité, notamment due à la mise à jour de son Web Management System (un système utilisé pour surveiller, gérer et filtrer le contenu accessible sur Internet) à l’agenda depuis décembre 2023. Ce projet, supervisé par la Pakistan Telecommunication Authority (PTA), explique en partie le ralentissement généralisé d’Internet dans le pays12.
Afin de contourner le problème de l’usage des VPN, le Pakistan a acquis les services de l’entreprise canadienne Sandvine, dont la technologie controversée de Deep Packet Inspection (DPI) permet d’identifier et de bloquer le trafic des VPN, tout en surveillant les communications en ligne. Sandvine est connue pour avoir fourni des outils de censure numérique à plusieurs régimes répressifs, notamment en Azerbaïdjan, en Jordanie et en Égypte. Son système avancé de filtrage peut restreindre le contenu au niveau des applications, offrant ainsi aux autorités pakistanaises une capacité de contrôle bien plus précise qu’auparavant, où seul un blocage général de certaines plateformes était possible. Ils peuvent non seulement filtrer les contenus accessibles aux citoyens, mais également limiter ou ralentir des applications spécifiques à l’aide de techniques comme la restriction de débit ou la redirection du trafic. Cependant, les experts soulignent que ces interruptions peuvent involontairement affecter d’autres services en ligne, ce qui aggrave l’instabilité numérique. En effet, l’installation d’un pare-feu national et d’autres systèmes de censure numérique s’inscrit dans une stratégie plus large de surveillance de masse. Au-delà du simple blocage d’URL ou d’adresses IP, le Pakistan mise sur un contrôle plus granulaire des contenus en ligne, s’appuyant sur le filtrage basé sur les applications et la gestion du trafic. La structure hautement centralisée du réseau pakistanais facilite la mise en place de ces technologies, mais engendre en retour des vulnérabilités. En cas de défaillance technique, d’erreur de configuration ou d’attaque ciblée, l’ensemble du pays pourrait être exposé à des coupures massives d’Internet, mettant en évidence la fragilité d’une infrastructure dépendante de quelques points d’accès stratégiques. Cette situation souligne que les lacunes en matière de cybersécurité du Pakistan entravent à la fois la gestion de la crise et la mise en œuvre de solutions du gouvernement13.
Bien que les technologies de censure comme la DPI ne puissent pas intercepter directement les communications chiffrées, elles permettent d’analyser les métadonnées et le trafic des utilisateurs, compromettant ainsi leur confidentialité. Avec peu de garanties en matière de protection des données au Pakistan, la collecte et le stockage de ces informations suscitent des inquiétudes quant à l’usage qui pourrait en être fait par les autorités, menaçant ainsi la liberté d’expression et le droit à la vie privée14.
Ces mesures ont suscité des inquiétudes parmi les défenseurs des droits numériques, qui y voient une tentative de contrôle de la dissidence plutôt qu'une stricte application des principes religieux. C’est notamment le cas de Human Rights Watch qui dénonce le récent amendement de la loi pakistanaise sur la cybercriminalité, promulguée le 29 janvier 2025. La loi constitue une menace pour la liberté d’expression en ligne au nom de la lutte contre la diffusion d’informations « fausses ou mensongères » via l’instauration de quatre nouveaux organismes gouvernementaux afin de réguler les contenus en ligne. Ces entités ont le pouvoir de bloquer ou de supprimer des contenus selon des critères ambigus, « sans respecter les principes de proportionnalité et de nécessité exigés par le droit international des droits humains »15
La politique du gouvernement pakistanais illustre une volonté croissante de restreindre les libertés numériques de ses citoyens, dans un contexte politique déjà marqué par l'instabilité. Plutôt que d’apaiser les tensions, ces mesures risquent d’exacerber la méfiance et la contestation populaire, poussant de plus en plus de citoyens à s’opposer aux méthodes du gouvernement. Cette intensification de la répression des droits numériques a notamment provoqué une opposition parmi les journalistes pakistanais, qui ont manifesté le 28 janvier dernier à Islamabad, dénonçant l’amendement à la loi sur la cybercriminalité comme une menace directe à la liberté de la presse16.
Conclusion
La crise d’Internet au Pakistan illustre un problème plus profond touchant l’ensemble du territoire : une instabilité politique croissante, une économie fragilisée et un contrôle accru de l’espace numérique. L’instabilité politique persistante, marquée par des tensions entre le pouvoir en place et l’opposition, a poussé les autorités à adopter des mesures de contrôle de l’espace numérique, aggravant ainsi la situation. Les coupures et ralentissements intentionnels d’Internet, ainsi que la mise en place de technologies de surveillance de masse, ne sont pas seulement des outils de répression, mais également des facteurs qui affaiblissent la résilience du pays, notamment dans un contexte de dépendance aux infrastructures internationales et l’absence d’un réseau résilient.
1. The Diplomat. (2025, January). The economic impact of Pakistan’s internet crisis. https://thediplomat.com/2025/01/the-economic-impact-of-pakistans-internet-crisis/
2. Internet Society Pulse. (2024). Pakistan elections 2024: Reports of internet and mobile services disrupted. https://pulse.internetsociety.org/blog/pakistan-elections-2024-reports-of-internet-and-mobile-services-disrupted
3. The Guardian. (2024, February 8). Pakistan election: Phone service suspended as country goes to polls. https://www.theguardian.com/world/2024/feb/08/pakistan-election-phone-service-suspended-country-goes-to-polls
4. The Guardian. (2024, February 7). Bombings at election offices in Pakistan. https://www.theguardian.com/world/2024/feb/07/bombings-at-election-offices-in-pakistan
5. Freedom House. (2023). Freedom on the Net 2023: Pakistan. Retrieved from https://freedomhouse.org/country/pakistan/freedom-net/2023
6. Nowmay Opalinski, Zartash Uzmi, and Frederick Douzet. (2024). The Quest for a Resilient Internet Access in a Constrained Geopolitical Environment.
7. Ibid.
8. Freedom House. (2023). Freedom on the Net 2023: Pakistan. Retrieved from https://freedomhouse.org/country/pakistan/freedom-net/2023
9. Visualiser la corruption. (2025). L'impact économique de la crise internet au Pakistan. https://www.visualiserlacorruption.fr/limpact-economique-de-la-crise-internet-au-pakistan
10. Ibid.
11. Internet Society Pulse. (2025). Pakistan’s open, globally connected Internet is under threat. https://pulse.internetsociety.org/fr/blog/pakistans-open-globally-connected-internet-is-under-threat
12. Dawn. (2025). What’s happening with the internet in Pakistan. https://www.dawn.com/news/1853742
13. Coda Story. (2025). Pakistan’s nationwide web monitoring system. https://www.codastory.com/authoritarian-tech/pakistan-nationwide-web-monitoring/
14. Ibid.
15. Human Rights Watch. (2025, February 3). Pakistan: Abroger l’amendement à la loi draconienne sur la cybercriminalité. https://www.hrw.org/fr/news/2025/02/03/pakistan-abroger-lamendement-la-loi-draconienne-sur-la-cybercriminalite
16. Ibid.