23/7/2025
« Le monde n'est pas divisé entre l'Est et l'Ouest, mais entre le Nord et le Sud, entre les privilégiés et les dépossédés ». Cette phrase du romancier britannique John Berger (2001)1 résonne particulièrement dans le monde du sport, où les inégalités structurelles entre pays riches et pays pauvres se reflètent dans la formation des athlètes de haut niveau, l'accès aux infrastructures et la reconnaissance internationale. Le tennis est un exemple emblématique de ces déséquilibres.
A priori, le tennis apparaît comme un sport universel : pratiqué sur les cinq continents, très médiatisé, il est représenté dans plusieurs compétitions internationales de haut niveau. Cette diffusion mondiale cache cependant de profondes disparités. Historiquement ancré dans les sociétés aristocratiques européennes (Gillmeister, 1998)2, le tennis s'est institutionnalisé dans les pays du Nord, où il a bénéficié d'investissements publics massifs, d'infrastructures sportives de qualité et d'un environnement propice à sa professionnalisation (Houlihan, 2008)3. Dans le même temps, les pays du Sud, généralement confrontés à des problèmes financiers, à une faible couverture médiatique et à un manque de soutien institutionnel, peinent à créer des bases solides pour le développement durable du tennis.
Dans le domaine des Relations internationales, la distinction entre les pays du Nord et du Sud remonte à l'après Seconde Guerre mondiale et s'est accentuée avec le processus de décolonisation. Le concept s'inscrit dans la théorie de la dépendance, développée par Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto en 19794, selon laquelle les pays du Sud (ou périphérie) sont structurellement subordonnés aux économies du Nord (ou centre), en raison de leur intégration asymétrique dans l'économie mondiale. Appliquée au sport, cette logique se traduit par une concentration des ressources, des institutions et des savoirs sportifs dans les pays du Nord, consolidant ainsi leur domination.
Toutefois, il serait réducteur de considérer le tennis comme un sport exclusivement réservé aux sociétés du Nord. Les initiatives de développement, notamment pilotées par la Fédération internationale de tennis (FIT), ainsi que les trajectoires individuelles remarquables des joueurs de tennis du Sud, témoignent de la volonté de rétablir l'équilibre, même si c'est de manière lente et incomplète.
Par conséquent, une problématique se pose : le tennis est-il un sport développé exclusivement dans les pays du Nord ou assiste-t-on à une transformation progressive et inclusive de sa géographie à l'échelle mondiale ? Pour répondre à cette question, cet article analysera d'abord les bases historiques et structurelles du développement du tennis dans les pays du Nord, puis examinera les défis et les opportunités dans les pays du Sud, et enfin s'interrogera sur les limites et les perspectives d'une mondialisation de ce sport réellement égalitaire.
L'histoire du tennis moderne commence à la fin du XIXe siècle, dans un contexte de transformations sociales et culturelles des élites européennes. Dérivé du jeu de paume médiéval français, le tennis se consolide en Grande-Bretagne grâce à la rédaction des premières règles officielles par le major Walter Clopton Wingfield en 1874. Ce dernier formalise le « Lawn tennis » dans une société victorienne marquée par l'émergence des clubs privés, la valorisation du loisir par la bourgeoisie et une hiérarchie sociale rigide qui réserve la pratique de ce sport à une élite masculine blanche et occidentale (Gillmeister, 1998)5.
La popularisation du tennis suit le chemin de la colonisation britannique. Dès la fin du XIXe siècle, le sport arrive en Inde, en Afrique du Sud, en Australie et dans certaines régions d'Asie, apporté par des fonctionnaires, des soldats et des colons britanniques (Mangan, 1998)6. Cette première mondialisation, bien qu'apparente, ne remet pas en cause la centralité du pouvoir sportif des métropoles. La création du tournoi de Wimbledon en 1877, puis de la Fédération internationale de tennis sur gazon (aujourd'hui FIT) en 1913, consolide la domination du Nord dans la structuration du tennis au niveau international. Les pays du Sud n'ont été intégrés que de manière marginale dans le système du tennis mondial, souvent par le biais d'une participation limitée à des tournois coloniaux ou à des compétitions régionales organisées selon les principes européens (Nicolas, 2024)7.
À la différence de sports tels que le football et le volley-ball, le tennis a été mondialisé et popularisé d'une manière beaucoup plus lente et exclusive. Son accès a été limité par le coût élevé de l'équipement, la nécessité de disposer d'installations spécifiques et une culture sportive orientée vers les classes aisées (Andrews & Grainger, 2007)8. Cette inaccessibilité structurelle a contribué à maintenir une barrière géographique et sociale entre le Nord, où le tennis est devenu un sport de compétition et d'élite, et le Sud, où le tennis est resté longtemps marginalisé.
Un tel déséquilibre historique explique en partie la concentration persistante des principaux tournois et institutions dans le Nord. En effet, les quatre tournois du Grand Chelem (Australie, France, Royaume-Uni et États-Unis) incarnent non seulement la centralité économique du tennis international, mais aussi la continuité historico-coloniale de l'Occident. Ainsi, une hiérarchie symbolique et matérielle est maintenue entre les nations qui produisent des champions et toutes les autres (Bale et Maguire, 1994)9.
Toutefois, cette dynamique n'a pas empêché certaines tentatives d'expansion du tennis dans les pays du Sud, souvent motivées par des intérêts géopolitiques ou économiques, mais rarement accompagnées d'un réel transfert de pouvoir sportif ou institutionnel. La mondialisation du tennis s'est également construite sur l'inégalité, reflétant la logique de domination héritée de l'ère coloniale, qui persiste encore aujourd'hui dans la distribution des ressources et des opportunités au sein du système tennistique mondial (Tomlinson, 2003)10.
La consolidation du tennis en tant que sport mondial s'est fondée sur une infrastructure dense et professionnalisée, développée principalement dans les pays du Nord. Depuis le début du XXe siècle, ces pays ont investi dans des clubs privés, des fédérations sportives puissantes et des installations permanentes capables d'accueillir des compétitions de grande envergure. Ces conditions matérielles ont largement contribué à l'élitisation du tennis et à sa perpétuation en tant que sport emblématique de la modernité occidentale (Houlihan, 2008)11.
En Europe occidentale et en Amérique du Nord, les clubs de tennis ont été intégrés dans les politiques publiques de promotion du sport, bénéficiant d'un fort soutien public. Ainsi, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis disposent de dizaines de programmes de repérage et de formation des jeunes talents, articulés autour de structures fédérales solides telles que la Fédération française de tennis (FFT), la Lawn Tennis Association (LTA) ou l'United States Tennis Association (USTA). Ces institutions jouent un rôle central dans la professionnalisation du sport, en assurant la détection, la formation et la progression des athlètes dès leur plus jeune âge (Green, 2005)12.
Les pays du Nord ont également su institutionnaliser le tennis à travers des tournois de niveau mondial comme les internationaux de France, plus connu sous le nom de Roland-Garros, Wimbledon et l'US Open, qui concentrent les ressources économiques et médiatiques de la discipline. Ces compétitions génèrent des revenus colossaux qui sont réinjectés dans les infrastructures nationales, consolidant un cercle vertueux entre infrastructures, performances sportives et attractivité internationale (Andreff, 2001)13. À titre d’exemple, Roland Garros génère environ 338 millions d’euros de revenus (Vila, 2025)14. A l'inverse, la rareté des événements de cette ampleur dans les pays du Sud limite non seulement la visibilité du tennis dans ces régions, mais aussi les possibilités pour les joueurs locaux d'accéder à ces compétitions de haut niveau sur leur propre territoire.
L'infrastructure tennistique des pays du Nord s'est également diversifiée avec l'émergence d'académies privées de renommée mondiale comme l'Académie Rafa Nadal en Espagne ou l'IMG Academy aux États-Unis. Ces institutions, habituellement réservées à une élite sociale ou à des talents sponsorisés, offrent des conditions d'entraînement presque parfaites et participent à la reproduction d'une élite sportive mondialisée, formée au Nord (Andrews et Grainger, 2007)15. L’exemple de Carlos Alcaraz, issu de l’Académie Nadal est clair: il est classée deuxième mondial dans le ranking ATP, et il a apporté déjà 5 titres de Grand Chelem (ATP Tour, 2025)16.
En somme, la concentration des centres de décision et de gouvernance dans les pays du Nord leur confère un avantage structurel dans l'orientation stratégique du tennis mondial. La FIT, bien que déclarée organisation mondiale, a son siège à Londres depuis la Seconde Guerre Mondiale, époque où la fédération n'était formée que par environ 25 pays membres, dont la plupart européens. Elle assure la coordination avec les circuits professionnels de l'ATP et de la WTA, qui sont structurés autour de sièges situés en Europe ou aux États-Unis.
Par exemple, le Fonds de développement de la FIT (ITF Development Fund)17 alloue ses subventions selon six piliers – Performance, Participation, Éducation, Infrastructures, Événements et Ressources – et a investi plus de 50 millions de dollars depuis 2017, mais la majeure partie de ces financements bénéficie aux pays dotés d’infrastructures préexistantes, très majoritairement situés dans le Nord (ITF, 2025). Par ailleurs, l’accès aux tournois professionnels est conditionné par un seuil de classement : pour entrer dans un ATP/WTA 1000 ou 500, il faut être classé dans les 500 premiers, et dans le top 750 pour les épreuves 250, ce qui exclut d’emblée la plupart des joueurs et joueuses issus des pays du Sud (WTA, 2024)18. Un exemple clair c’est qu'environ 60% des joueurs classés dans le top 100 de l’ATP sont issus des pays du Nord (ATP Tour, 2025)19.
Les circuits ATP et WTA, axes dominants de la compétition professionnelle, regroupent en 2024 un total de 128 tournois (70 ATP + 58 WTA), mais ceux-ci sont massivement concentrés dans les pays du Nord, tant pour la localisation des épreuves que pour les académies privées de haut niveau. Cette concentration crée un « effet de réseau » : plus un territoire accueille de tournois, plus il attire d’investissement, de sponsors et de talents, renforçant ainsi son avantage comparatif.
Encadré 1 - Répartition géographique des tournois et des académies privées majeures (2024)
Cette géographie institutionnelle reflète un déséquilibre des pouvoirs dans la régulation du tennis international (Bale et Maguire, 1994)22, consolidant le rôle hégémonique des pays du Nord dans le développement du tennis.
Les disparités structurelles, économiques et médiatiques dessinent un terrain d’exclusion pour les pays du Sud, où l’accès aux infrastructures, au financement et à la visibilité reste fortement limité malgré la globalisation apparente du tennis. Pour analyser ces dynamiques, distinguons d’abord les différentes formes d’inégalités qui traversent le sport.
Encadré 2 - Typologie des inégalités dans le tennis
Sur la base de cette typologie, il est désormais possible d’explorer deux registres d’action qui se dégagent particulièrement dans ce cadre.
Dans les pays du Sud, le développement du tennis est confronté à des obstacles qui dépassent la sphère sportive, reflétant les structures historiques d'inégalité qui caractérisent l'insertion périphérique de ces États dans l'ordre international, comme l'a déjà étudié la théorie de la dépendance. Concrètement, la pratique et la professionnalisation du tennis nécessitent des ressources considérables - matérielles, financières et humaines - qui sont souvent rares ou inexistantes dans des contextes nationaux marqués par des priorités budgétaires axées sur la survie sociale plutôt que sur les loisirs ou le sport de haut niveau.
Un exemple évident est celui d'Haïti, un pays historiquement affecté par des crises politiques et des catastrophes naturelles. Malgré la reconnaissance officielle de la Fédération haïtienne de tennis par la FIT, le pays dispose de moins de 20 terrains en bon état et d'une structure technique minimale pour entraîner les athlètes. Les quelques joueurs de tennis qui parviennent à participer à des compétitions internationales - comme le jeune Christopher Bogelin - ont besoin du soutien d'ONG étrangères ou de projets de la diaspora haïtienne, ce qui met en évidence l'absence d'un écosystème sportif autonome. La trajectoire de ces athlètes est marquée par des interruptions d'entraînement, un manque d'équipement de base et de longs voyages pour participer à des compétitions, même dans leur propre pays (Tennis Haïti, 2025)23.
Au Nigeria, pays de plus de 200 millions d'habitants, le tennis est encore considéré comme un sport élitiste. La plupart des terrains sont concentrés dans des clubs privés de Lagos ou d'Abuja, accessibles uniquement aux classes supérieures. Selon les données de la Fédération nigériane de tennis, seuls 5 % des joueurs ont un accès régulier à des entraîneurs qualifiés. Même les athlètes talentueux comme Marylove Edwards, n°1 africaine junior et classée dans le top 220 FIT en 202224, a remporté le championnat ouest-et-centre-africain U14 en 2018 et, grâce à des sponsors privés, s’entraîne à l’IMG Academy aux États-Unis, illustrant la dépendance totale à l'égard du soutien extérieur pour poursuivre sa carrière (The Guardian Nigeria, 2019)25.
Même dans les pays ayant une histoire sportive plus consolidée, comme le Brésil, les données révèlent des disparités structurelles. Un rapport de 2021 de Rede Tênis26 souligne qu'environ 80 % des courts de tennis sont concentrés dans le sud et le sud-est, principalement dans des clubs privés. Dans les communautés périphériques ou les régions pauvres du nord et du nord-est, le tennis reste absent ou marginalisé. Le développement des talents dépend souvent du travail de projets sociaux tels que Tennis Route ou l'Institut Guga Kuerten, qui, bien que pertinents, ne touchent qu'un public limité et sont confrontés à des difficultés de financement public (Rede Tênis, 2021)27.
Ces exemples montrent que les obstacles économiques et infrastructurels ne sont pas abstraits, mais concrets et mesurables, reproduisant la logique de dépendance structurelle décrite par Cardoso et Faletto (1979)28. En l'absence de politiques sportives nationales ou d'investissements dans les structures de base, les pays du Sud restent marginalisés dans le système international du tennis, et leurs victoires individuelles - lorsqu'elles se produisent - se font en dépit du système, et non grâce à lui.
Bien que les asymétries du système mondial du tennis soient solidement enracinées, les pays du Sud ne restent pas passifs face à cette réalité. Au contraire, de multiples initiatives - étatiques, associatives ou individuelles - révèlent des formes de résistance et de reconfiguration stratégique, même si elles sont d'ampleur limitée. Ces actions révèlent une aspiration à la souveraineté sportive et à une insertion internationale plus autonome, même si elles sont médiées par des structures globales qui maintiennent la centralité décisionnelle dans les pays du Nord.
Dans le cas de la Tunisie, par exemple, l'ascension d'Ons Jabeur au sommet du tennis mondial n'est pas seulement le résultat d'un talent individuel. Sa carrière est le reflet d'un ensemble de politiques publiques visant à promouvoir le sport féminin et à valoriser les femmes dans la société tunisienne après la révolution de 2011. Formée au Lycée Sportif d'El Menzah, un centre d'excellence sportive géré par l'État tunisien, Jabeur a eu très tôt accès à des entraîneurs qualifiés, à des échanges internationaux et à des compétitions continentales. Sa figure est devenue un symbole de transformation, à la fois pour les filles arabes et africaines et pour la légitimation du tennis en tant qu'instrument de soft power régional (UNESCO, 2020)29. Elle est actuellement classée 54ᵉ mondiale au classement WTA (10 juin 2025) et a atteint la 2ᵉ place le 27 juin 2022, devenant la meilleure tenniswoman africaine et arabe de l’histoire du classement WTA30. À ce jour, elle compte cinq titres WTA, dont le WTA 1000 de Madrid en 2022, et trois finales de Grand Chelem (Wimbledon 2022, US Open 2022, Wimbledon 2023), performances inégalées pour une joueuse issue du continent africain31.
Le Brésil, de son côté, illustre à la fois les limites et les possibilités de l'articulation entre la société civile et l'Etat. Suite au succès de Gustavo Kuerten, des projets sociaux ont émergé pour démocratiser l'accès au tennis, tels que l'Institut Guga Kuerten et Tennis Route. Ces initiatives travaillent dans des zones vulnérables, offrant une formation sportive et citoyenne, mais se confrontent encore à des difficultés structurelles et à la dépendance à l'égard du sponsoring privé. L'absence d'un programme national permanent de tennis compromet la durabilité de ces efforts, et la professionnalisation des athlètes reste un processus individualisé et inégal (Rede Tênis, 2021)32.
Ces exemples illustrent le fait que, bien que le Sud global soit toujours confronté à des obstacles systémiques, il ne s'agit pas d'une périphérie statique. Au contraire, il existe des efforts réels - bien que fragmentés - pour construire une géopolitique alternative du sport, basée sur l'articulation des politiques publiques, de la société civile et des trajectoires inspirantes. Cependant, pour surmonter la dépendance, il faut plus que du talent : il faut des stratégies nationales à long terme qui s'attaquent aux racines historiques de la marginalisation
La mondialisation du tennis trouve aujourd'hui son principal vecteur de diffusion dans l'articulation entre les grands événements internationaux, les médias mondiaux et les réseaux de sponsoring des entreprises. Les tournois tels que les quatre tournois du Grand Chelem - Open d'Australie, Roland-Garros, Wimbledon et US Open - et le Masters 1000 exercent une centralité symbolique qui dépasse la sphère sportive, façonnant les imaginaires sociaux, légitimant les circuits d'excellence et influençant les modes de consommation culturelle à l'échelle mondiale (Rowe, 2011)33.
Cependant, cette mondialisation reste marquée par des dynamiques d'exclusion et de multiplication des inégalités. Bien que diffusés dans plus de 200 pays, les tournois du Grand Chelem continuent d'être organisés dans les centres traditionnels du Nord, renforçant une géographie du prestige fondée sur des infrastructures historiques, des investissements massifs et l'accès à des sponsors millionnaires (Andrews & Grainger, 2007)34. Les revenus générés par ces tournois, répartis entre les joueurs, les fédérations et les sponsors, reproduisent une économie du sport fortement asymétrique, où les athlètes du Sud, à de rares exceptions près, luttent pour la visibilité et l'insertion dans le circuit principal.
La médiatisation actuelle, portée par les plateformes de streaming et les réseaux sociaux, a créé de nouvelles opportunités pour la diffusion du tennis, permettant l'émergence des icônes mondiales d'origines diverses. Cependant, l'accès aux moyens de production d'images et au circuit médiatique international est inégal. Les joueurs de tennis africains, asiatiques ou latino-américains dépendent encore largement d'intermédiaires européens ou nord-américains pour construire leur carrière médiatique et obtenir des contrats de sponsoring lucratifs (Giulianotti, 2015)35.
L'exemple du Rio Open, le plus grand tournoi d'Amérique du Sud joué sur le sol brésilien et faisant partie du circuit ATP 500, illustre ces ambiguïtés. Si l'événement s'est imposé dans le calendrier international, attirant des noms comme Rafael Nadal ou Carlos Alcaraz, son organisation dépend fortement des investissements privés et des incitations ponctuelles de l'Etat. En termes d'héritage structurel pour le tennis local, l'impact reste limité : la formation de nouveaux talents brésiliens ou sud-américains issus de l'événement est marginale, et les infrastructures restent concentrées dans les grandes capitales, reproduisant les disparités déjà existantes (ATP Tour, 2024)36.
Ainsi, la mondialisation du tennis à travers les médias et les grands tournois élargit l'audience de ce sport sans nécessairement démocratiser ses bases de pratique. La visibilité mondiale n'élimine pas, mais au contraire aggrave souvent les inégalités existantes entre le Nord et le Sud du système international du tennis.
Malgré la rhétorique officielle des institutions sportives internationales telles que la FIT, qui promeut l'universalisation du sport en tant qu'instrument de paix et d'inclusion sociale, la réalité sur le terrain est faite de résistance et de lenteur. Les disparités structurelles entre le Nord et le Sud continuent de façonner l'accès aux circuits d'élite, la qualité de la formation de base et les possibilités de professionnalisation (Darnell, 2012)37.
Les stratégies de développement actuelles proposées par la FIT, telles que le Fonds de développement de la FIT et le Programme de développement du Grand Chelem, tentent d'atténuer ces inégalités à travers des bourses pour les jeunes talents, le soutien aux fédérations émergentes et la promotion de tournois de base dans les régions périphériques (FIT, 2023)38. Cependant, ces actions sont souvent fragmentées, avec un impact limité, et subordonnées à la logique de l'aide au développement plutôt qu'à une restructuration systémique des conditions de la pratique sportive dans le Sud.
Afin d'évoluer vers un développement plus inclusif, il est nécessaire de s'attaquer non seulement au manque de ressources, mais aussi à l'architecture institutionnelle qui soutient les hiérarchies du tennis mondial. Les politiques publiques nationales visant à démocratiser l'accès au sport, les investissements privés durables et le renforcement des fédérations nationales sont des éléments essentiels pour rompre avec le cycle de la dépendance.
Des exemples positifs commencent à émerger. Le projet Casablanca Tennis Academy au Maroc, soutenu par un partenariat public-privé, vise à former des joueurs de tennis locaux sans exiger une mobilité internationale précoce. Au Brésil, des initiatives telles que Rede Tênis et des projets comme Breaking the Barriers travaillent directement dans les communautés périphériques, utilisant le tennis comme outil d'inclusion sociale et de mobilité.
Toutefois, ces expériences isolées se heurtent à la résistance d'un système mondial qui continue de privilégier de façon excessive ceux qui ont accès aux grandes académies du Nord, aux circuits intermédiaires européens et au sponsoring d'entreprise à grande échelle.
Par conséquent, le défi principal pour le tennis contemporain n'est pas seulement d'élargir son public ou d'organiser des événements dans de nouvelles régions. Il s'agit avant tout de construire un système international véritablement multipolaire et accessible, où l'origine géographique et le statut socio-économique ne déterminent pas le destin sportif d'un athlète.
L’étude du développement mondial du tennis met en lumière une réalité incontestable : ce sport, bien que globalisé en apparence, demeure profondément enraciné dans les dynamiques de pouvoir des pays du Nord. D’abord, les origines historiques du tennis et sa diffusion initiale ont reflété les trajectoires coloniales et les logiques d’exportation culturelle du Nord vers le Sud. Ensuite, les disparités économiques – notamment en matière d’infrastructures, de financement et d’accès à la professionnalisation – ont amplifié cet écart structurel. Enfin, les représentations culturelles dominantes et les circuits médiatiques ont contribué à maintenir le Sud en marge de la visibilité et de la reconnaissance internationale.
Pour transformer ce constat en actions concrètes, il convient d’augmenter le nombre de tournois du Grand Chelem ou Masters 1000, pour qu’il y en aie au moins un ou deux tournois dans un pays du Sud Global, accompagné d’un plan d’héritage garantissant la création et la pérennité d’infrastructures locales ainsi que la formation de jeunes talents. Il est également indispensable de réformer l’allocation du Fonds de développement de la FIT afin de réserver une part significative des subventions aux fédérations du Sud, avec des indicateurs de suivi d'impact social et sportif, pour que ces financements soutiennent réellement l’émergence et l'accompagnement de nouveaux champions.
Repousser les frontières de l’inclusion dans le tennis mondial ne relève pas seulement d’un idéal de justice sportive, mais constitue une nécessité urgente pour tous les arts du mouvement. Car au fond, un sport véritablement universel ne se mesure pas à son rayonnement médiatique, mais à sa capacité à faire jouer le monde entier sur un pied d’égalité.