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Entretien avec Elisabeth Beton Delègue, ancienne ambassadrice de France près le Saint-Siège

8/7/2025

Citer cet article (ISO-690) :
Sébastien
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2025
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Entretien avec Elisabeth Beton Delègue, ancienne ambassadrice de France près le Saint-Siège
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CEDIRE.

Diplomate de carrière, Elisabeth Beton Delègue a été notamment ambassadrice au Chili, au Mexique et en Haïti, et enfin, de 2019 à 2021 ambassadrice de France près le Saint-Siège.

Quels temps forts retenez-vous de l’action du Pape François durant votre mandat ?

J’en retiendrai trois,  qui m’ont particulièrement marquée.

Le premier, quelques mois après ma prise de fonction, est le synode sur l’Amazonie en novembre 2019. Synode totalement inédit dans la Rome vaticane qui se mettait à l’écoute du territoire amazonien, vital pour la planète et dont le fragile équilibre écologique comme humain est sous tensions croissantes. Il s‘agissait en quelque sorte de travaux pratiques visant à illustrer, à travers l’expérience des invités religieux et laïcs venant des 6 pays  amazoniens, le message porté par l’encyclique Laudato Si ( 2015) selon lequel “une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ».  

A l’issue de chaque session synodale, une conférence de presse permettait de recueillir les témoignages toujours passionnants, parfois déroutants, des religieux et religieuses, membres des communautés et associations qui constituent la trame des réseaux catholiques qui évoluent dans cet immense espace et vivent aux côtés des peuples autochtones, riches de savoirs locaux et d’une relation intime avec la nature mais dont l’existence est de plus en plus précaire. J’ai trouvé formidable cette semaine d’inculturation, pour reprendre une formule chère au Pape François, où Rome, phare historique de la chrétienté, et de la centralité de l’Eglise, s’est mise en dialogue avec cette périphérie dont elle découvrait les réalités, à l’occasion des multiples évènements et rencontres organisés en parallèle du synode, et les enseignements d’une église en sortie, ultra minoritaire. Des figures d’hommes et de femmes engagés, sur le plan religieux et social, l’un n’allant pas sans l’autre, témoignant avec beaucoup de simplicité et d’humilité de la façon de porter la parole du Christ dans des contrées aux cultures et modes de vie aux antipodes du monde occidental et d’œuvrer aux côtés des populations les plus défavorisées m’ont profondément touchées . Ce synode a permis d’ouvrir des portes et de mettre au premier plan, sans forcément y apporter de réponses, des sujets au cœur de la réflexion de l’Église universelle d’aujourd’hui, comme le rôle dévolu aux laïcs, la question de l’ordination des hommes mariés et l’accès des femmes au diaconat.  

Le deuxième temps fort a été celui de la pandémie inédite du coronavirus, qui a plongé le monde dans la sidération et l’angoisse, et l’a rapidement mis à l’arrêt. Son irruption en Italie a été d’autant plus brutale et traumatisante qu’elle a éclaté à Bergame, dans le nord riche et industrialisé, avec ces images terribles de convois de personnes décédées dans des hôpitaux débordés et impuissants, arrachées sans au revoir de leurs proches ni enterrement.  En quelques semaines, une chape de silence s’est abattue sur Rome désertée et le Saint Siège, la curie - le gouvernement de l’Eglise - se mettant à l’arrêt complet, faute d’outils de mobilité pour travailler à distance, le Saint Père étant confiné à Sainte Marthe, les congrégations, universités pontificales fermant leurs portes. Privé de voyages, d’audiences, de célébrations liturgiques, le Pape semblait inexorablement voué à l’effacement, c’est en tout cas l’hypothèse qui prévalait à l’époque. C’est en fait l’inverse qui s’est produit, cette période étant celle où il a affirmé un leadership planétaire, avec une audience allant bien au-delà de la communauté catholique, basée sur ce qui fondait son charisme personnel, sa capacité à être proche des gens. Ce Pape, ne sachant pas se servir d’un ordinateur, a utilisé toutes les ressources des technologies modernes de communication pour cultiver, en ces temps sombres, cette relation de proximité. La retransmission sur tous les continents de la messe privée qu’il célébrait seul, dans la chapelle Sainte Marthe, à 7h du matin est devenue ainsi un point d’ancrage, ses homélies et paroles reprises sur les réseaux sociaux, des repères.  Dans cette période de total désarroi des peuples comme des gouvernants, le Pape François a été la voix qui réconforte, la présence qui accompagne, le guide qui montre le chemin de l’espérance et appelle à garder le sens du collectif, avec la force de frappe de ses formules « « on est tous dans la même barque », « personne ne se sauvera tout seul ». Il s’est ainsi imposé comme le pasteur au chevet de l’humanité désemparée, en restant toujours ancré dans le concret, qu’il s’agisse d’inciter les gens à la vaccination ou d’user de son autorité morale pour interpeller les dirigeants et leur rappeler leurs responsabilités vis-à-vis des plus démunis ou de la nécessaire solidarité entre pays riches et pauvres. Le Pape François, seul, sur la place saint Pierre vide et battue par la pluie, célébrant la messe de Pâques en avril 2020 restera gravée dans toutes les mémoires et est sans doute l’image la plus forte de son pontificat.  Parallèlement, l’évêque de Rome a mobilisé toutes les ressources des réseaux et associations catholiques , telles Caritas et Sant’Egidio, pour héberger, secourir, nourrir les plus démunis, créant lui -même des services d’accueil autour de la place Saint Pierre pour les SDF du quartier et pratiquer une diplomatie active du téléphone avec les décideurs du monde entier.

L’encyclique « Fratelli Tutti », publiée en octobre 2020, qui fait notamment résonance avec la pandémie, dresse le constat lucide d’un monde qui court vers l’abîme s’il ne sait retrouver à tous les niveaux, les liens de fraternité et ouvrir des « chemins d’espoir » créateurs :

« L’espérance est audace, elle sait regarder au-delà du confort personnel, des petites sécurités et des compensations qui rétrécissent l’horizon, pour s’ouvrir à de grands idéaux qui rendent la vie plus belle et plus digne. Marchons dans l’espérance ! »

Le troisième temps fort est son voyage en IRAK du 6 au 8 mars 2021, premier voyage de François à l’issue du confinement, premier voyage aussi d’un pape dans ce pays.  Quatre jours à sillonner ce pays fracturé par les guerres et les affrontements communautaires, sur les traces d’Abraham, à la rencontre des communautés chrétiennes comme du monde musulman, symbolisé par l’entretien avec le leader du chiisme, le grand ayatollah Ali Sistani. Illustration de la volonté  du Saint Père de favoriser, contre vents et marées, le dialogue avec les musulmans marqué précédemment par  la signature le 4 février 2019 à Abou Dhabi du Document sur la fraternité humaine  avec le recteur de la faculté  d’Al-Azhar  l’iman sunnite Ahmad Al-Tayeb, document  qui inclut notamment un certain nombre d’éléments percutants sur la nécessité de permettre aux hommes et aux femmes de toutes obédiences religieuses  d’être considérés comme citoyens à part entière dans les pays musulmans.

Quel est votre regard sur la relation du Pape François avec l’Europe et avec la France ?

La relation du Souverain pontife avec l’Europe a donné lieu à beaucoup de questions et a nourri parfois un sentiment d’incompréhension, voire de frustration, eu égard à la considération, bien moindre que ses prédécesseurs, qu’il a accordée à l’Europe, mais qu’il faut cependant nuancer. Pour ce pape venu « du bout du monde » de plain-pied dans la mondialisation, l’Europe sécularisée n’est plus le centre de gravité du christianisme dont les forces vives sont ailleurs en Asie, en Amérique Latine et en Afrique, comme le montre l’évolution de la répartition des chrétiens dans le monde. Riche, développée, en paix, elle avait moins besoin de lui ;  

Il a posé les choses dès son déplacement à Strasbourg en novembre 2014 en comparant l’Europe à une « grand-mère », qui ne produit pas les fruits que son histoire lui permettait d’espérer :

« À côté d’une Union Européenne plus grande, il y a aussi un monde plus complexe, et en fort mouvement. Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et donc de moins en moins « eurocentrique ». À une Union plus étendue, plus influente, semble cependant s’adjoindre l’image d’une Europe un peu vieillie et comprimée, qui tend à se sentir moins protagoniste dans un contexte qui la regarde souvent avec distance, méfiance, et parfois avec suspicion. »

En outre, il a, dès le début de son pontificat marqué par le choix de Lampedusa comme premier déplacement, interpellé l’Europe sur la question migratoire, un des fils directeurs de son pontificat :

« De même, il est nécessaire d’affronter ensemble la question migratoire. On ne peut tolérer que la mer Méditerranéenne devienne un grand cimetière ! Dans les barques qui arrivent quotidiennement sur les côtes européennes, il y a des hommes et des femmes qui ont besoin d’accueil et d’aide. L’absence d’un soutien réciproque au sein de l’Union Européenne risque d’encourager des solutions particularistes aux problèmes, qui ne tiennent pas compte de la dignité humaine des immigrés, favorisant le travail d’esclave et des tensions sociales continuelles. L’Europe sera en mesure de faire face aux problématiques liées à l’immigration si elle sait proposer avec clarté sa propre identité culturelle et mettre en acte des législations adéquates qui sachent en même temps protéger les droits des citoyens européens et garantir l’accueil des migrants ; si elle sait adopter des politiques justes, courageuses et concrètes qui aident leurs pays d’origine dans le développement sociopolitique et dans la résolution des conflits internes – cause principale de ce phénomène – au lieu des politiques d’intérêt qui accroissent et alimentent ces conflits. Il est nécessaire d’agir sur les causes et non seulement sur les effets. »

Il n’a pas fait que « déranger » notre Europe, il lui a aussi témoigné des attentions, qu’il s’agisse de l’élévation au rang de Vénérable de Robert Schuman en raison de ses vertus héroïques ou de la célébration au Palais pontifical de l’anniversaire du Traité de Rome. S’il a pu se montrer sévère vis-à-vis de l’Union Européenne, c’est aussi parce qu’il estimait, rejoignant en ceci ses prédécesseurs, qu’elle n’était pas à la hauteur des valeurs humanistes qui sous tendaient sa création et son histoire. Sa proximité avec le Cardinal Hollerich, - président de la Commission des Conférences Épiscopales Européennes (COMECE) montre qu’il y restait attentif.

La relation de François avec la France a été un sujet qui a fait beaucoup parler et écrire les journalistes, portés à   analyser ses actions à travers le prisme unique des préoccupations sociétales et du débat politique français, preuve de la dimension politique de ce Pape, dont la voix portait au-delà de la sphère spirituelle. Il faut donc faire la part entre perception et réalité et considérer les diverses facettes de cette relation et la relier également à la crise majeure qu’a été pour les catholiques français la découverte de l’ampleur des abus sexuels dans l’Église de France.

S’agissant des relations entre la France et le Saint Siège, elles ont été nourries et suivies, le Président Macron ,qui s’est rendu plusieurs fois au Vatican, entretenant avec le Pape François une relation de confiance et de proximité qui était réciproque et autorisait des échanges libres qui empruntaient régulièrement la voie téléphonique, notamment durant le COVID. Jean-Yves Le DRIAN, alors ministre de l’Europe et des Affaires Etrangères, était lui aussi familier de la Secrétairerie d’État et avait des discussions à bâtons rompus sur les grands sujets du monde et les crises avec son homologue, le cardinal Parolin, secrétaire d’État. L’un et l’autre avaient également une interlocution régulière avec la communauté Sant Egidio, un des vecteurs de la diplomatie vaticane, accueillie notamment à Paris en 2024 pour la 32ème édition de ses rencontres annuelles pour la paix, ouvertes par le chef de l’État.  

Les visites « ad limina » de tous les évêques de France en 2020 et 2021, la première sous ce pontificat ont été un grand moment d’écoute et de partage mutuels, permettant au Saint Père de prendre le pouls de l’Église de France et de mieux saisir ses évolutions et défis, et d’aborder en profondeur sa démarche de vérité sur la douloureuse question des abus sexuels avec la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), dont le rapport a créé des remous au sein de la Curie.

En outre, le Pape François, s’il limitait ses audiences officielles à ce qu’exige le calendrier protocolaire, accueillait en revanche à bras ouverts et sans ménager son temps les associations et mouvements français engagés auprès des plus vulnérables et les pèlerins « cabossés de la vie », fidèle à sa vocation de pape des pauvres à la tête d’une Église « hôpital de campagne ».

Enfin, s’il a toujours refusé malgré les sollicitations répétées, d’effectuer une visite d’État en France, régime qu’il a appliqué à tous les grands États européens, et s’il n’a sans doute pas pris la mesure à l’époque de l’émotion et du choc provoqués par l’incendie de Notre-Dame, en France mais aussi dans le monde, il s’est rendu deux fois en France, à Marseille, ville pont entre les deux rives de la Méditerranée, où il a fait taire  la polémique en quatre mots « bonjour Marseille, bonjour la France ! » puis en Corse, en reconnaissance de la religiosité populaire, en cohérence là aussi avec les grands thèmes de son pontificat .

Que retenez-vous de votre expérience au Saint Siège en tant que première femme à occuper cette fonction ?

La France n’a pas été pionnière pour nommer une ambassadrice près le Saint-Siège, loin s’en faut !  Le groupe des ambassadrices à mon arrivée était déjà représentatif de tous les continents. Dans le travail diplomatique et les relations avec les dicastères (=ministères) de la Curie, et les institutions pontificales respectueux avant tout de la fonction, le fait d’être une femme n’a jamais été un obstacle.

Première femme à exercer cette mission, j’ai eu à cœur d’aller au devant de ce monde des « invisibles » et de leur ouvrir largement les portes de la Villa Bonaparte, résidence emblématique des Ambassadeurs de France qu’elles franchissaient trop rarement auparavant, au regard des archives des listes d’invités, et de leur faciliter l’accès aux différents programmes et soutiens mis en œuvre par l’Ambassade pour soutenir la recherche ou le débat d’idées.  J’ai tenu également à faire reconnaitre leurs mérites par la République française, en les décorant.  J’ai tissé à cet égard des relations avec toutes celles qui travaillaient au sein de la Curie, dans les medias du Vatican et les institutions pontificales, et suis allée parallèlement à la rencontre des religieuses françaises servant dans les congrégations de Rome et du Latium. J’ai ainsi découvert des parcours de vie incroyables, de service dans les banlieues parisiennes les plus défavorisées, ou parmi les roms, chez les communautés mapuches du sud chili, ou dans les hôpitaux de Jérusalem... J’ai en particulier un immense respect et une admiration particulière pour les supérieures générales de congrégations dont l’association faîtière à Rome fait un énorme travail de mise en réseau, d’animation et porte la voix des femmes auprès du Saint Siège . Le pilotage de leurs communautés implantées sur plusieurs continents m’a profondément inspiré par leurs méthodes de formation, leur interculturalité, leur leadership vertueux et leur franc-parler.

Je l’ai dit publiquement lors de mon départ : mes plus belles rencontres de la Rome vaticane ont été celles avec des femmes participant à la vie de l’Eglise, à quelque titre que se soit.

Pour quelles raisons est-il nécessaire d’analyser les stratégies d’influences et diplomatiques des religions dans l'étude des relations internationales ?

L’étude des religions a toute sa place dans les relations internationales. Le facteur religieux est partie intégrante   de l’approche historique, culturelle et sociologique qui permet de décrypter les ressorts profonds des sociétés et de livrer des clefs de compréhension de l’action des États à l’international. La religion ou plutôt le fait religieux déborde de la sphère privée à la sphère publique selon des degrés divers, liés à la nature des États, la séparation entre État et religion n’étant qu’une forme d’organisation,  et non une norme admise comme un modèle à suivre. Il suffit de voir combien la laïcité à la française est difficile à faire comprendre dans le monde. La mondialisation de l’économie, l’interconnexion du monde, loin de lisser les différences, ont accentué les fractures, réveiller les nationalismes et les réflexes identitaires, et promu l’instrumentalisation de la religion à des fins de guerre, de domination, de déstabilisation de l’équilibre   de sociétés qui cohabitaient pacifiquement avec leurs différences. Tout ceci est à l’œuvre sous nos yeux. L’instrumentalisation de la religion et son dévoiement sont des sujets absolument capitaux. L’Islam rime avec terrorisme, conquête territoriale, logique d’expansion et de domination, la tolérance des minorités régresse dans de nombreux pays, les persécutions contre les chrétiens progressent dans le monde, la démocratie indienne se mue en un État hindouiste persécuteur et nos démocraties fragiles sont elles aussi en butte aux courants nationalistes et identitaires qui idéologisent la religion. Il faut savoir considérer avec justesse les imbrications liées au fait religieux qu’elles soient territoriales, nationales, communautaires, ethniques, traditionnelles. Et parallèlement, ne jamais oublier que les religions, qui unissent les hommes au-delà des frontières, sont des forces agissantes, à travers les communautés de croyants, au service du bien commun et de la dignité humaine.  

Le fait religieux est donc une donnée incontournable que la diplomatie doit intégrer en disposant des outils de compréhension : c’est un des enjeux de la formation des nouvelles générations de diplomates.

Entretien avec Elisabeth Beton Delègue, ancienne ambassadrice de France près le Saint-Siège

Entretien exclusif avec Elisabeth Beton Delègue, diplomate de carrière, ancienne ambassadrice de France au Chili, au Mexique et en Haïti, et près le Saint-Siège de 2019 à 2021.
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